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Peut-on ne pas être soi-même ?

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« [Introduction] Lorsque Rimbaud écrit : « Je est un autre », il constate que le prétendu moi est (au moins) double : je suis moi-même et autre que moi-même.

S'agit-il là d'une affirmation simplement « poétique », sans réalité dans la vie de chacun, ou faut-il au contraire admettre qu'elle constitue un véritable constat, concernant chacun d'entre nous ? Peut-on, et de façon très normale sinon ordinaire, ne pas être soi-même ? Faut-il même aller jusqu'à considérer qu'il y a là beaucoup plus qu'une possibilité : une nécessité véritable pour l'être humain ? [I.

Les formes sociales de l'aliénation] « Ne pas être soi-même » : cette expression, par sa forme négative, semble d'abord désigner ce que l'on nomme souvent « aliénation ».

En n'étant pas moi-même, je me trouve sous la domination d'un autre, ou d'autre chose, je deviens autre que ce que je « devrais » authentiquement être.

Mais le concept d'aliénation est complexe, il présente des significations différentes selon les contextes dans lesquels on l'utilise. Rousseau, par exemple, a souligné combien l'existence dans la société de son époque est aliénante pour l'homme.

Son point de vue est alors cri-tique ou négatif : pour l'homme « social », l'apparence se substitue à l'être.

Je ne bénéficie que d'un être en quelque sorte fictif, puisque je vis toujours « hors de moi », dans mes biens, ma réputation, ou le regard des autres et la façon dont j'attends qu'ils me considèrent.

Une telle situation, métaphysiquement ou ontologiquement désastreuse, résulte d'une histoire mal orientée.

Ce n'est pas la société en soi qui m'aliène, c'est la société mal organisée : Rousseau affirme, d'un point de vue complémentaire, que les relations originelles avec autrui (celles qui auraient existé pour l'homme « naturel ») ont été positives, constituées de collaboration efficace, de travail équilibré et de propriété légitime.

Dans ces conditions si l'on veut édeniques, l'homme était bien luimême, son être et son apparence coïncidaient, et une telle absence d'écart signifiait une harmonie, tant morale que sociale, assurant le bonheur. À partir de ces thèmes, dont Rousseau affirme lui-même qu'ils constituent une histoire seulement hypothétique, mais suffisante pour comprendre l'homme moderne, la philosophie a produit ensuite de nombreuses variantes, dont les orientations sont diverses.

Marx évoque ainsi l'aliénation dans et par le travail, pour insister sur la déshumanisation qu'y subit le travailleur industriel, qui ne se récupère comme être humain que dans ses rares moments de loisir.

Mais surtout, en substituant une conscience de classe à ce que l'on nommait classiquement conscience individuelle, Marx suggère que, si je suis « moi-même », c'est en étant simultanément autre chose que moi, dans la mesure où je traduis, dans les formes et contenus de « ma » conscience, une appartenance sociale : ce que « je » suis, la façon d'être que je m'attribue, est loin de m'appartenir en propre ou exclusivement ; on n'est ainsi soi-même qu'en étant aussi de l'autre, qu'en participant à une classe de référence qui définit ses membres bien davantage qu'ils ne la définissent. Ultérieurement, la mise en cause de l'importance excessive que l'homme peut attribuer à sa production ou à ses biens aboutit, chez un Gabriel Marcel, à une importante distinction entre l'être et l'avoir.

Tant que je me préoccupe en priorité de mon avoir, je perds mon être, et tombe dans l'inauthenticité. Si l'inauthenticité est un thème important dans l'existentialisme français, c'est aussi parce que Sartre y voit la conséquence des dissimulations du pour-soi, de sa chosification, soit par les autres, soit en fonction de ce qu'ils attendent.

Comme le garçon de café qui joue au garçon de café, on emprunte un rôle de convention, on n'est plus soi-même, ou du moins ce que l'on devrait être (un pour-soi libre et indéterminé), parce qu'on accepte — momentanément ou non — de renoncer à assumer sa liberté pour se plier à des normes que l'on ne choisit pas.

Dans de telles situations, l'autre m'aliène, et il faut admettre que cette aliénation est fréquente — sinon constante — pour tout un chacun, puisque la société définit des rôles, des emplois, des fonctions dans lesquels s'efface la possibilité des choix individuels. [II.

L'aliénation du sujet psychologique] Ne pas être soi-même, c'est être « hors de soi », mais dans un sens éventuellement plus simple que chez Rousseau : c'est ce qui transparaît dans la colère, dans la passion ; le sujet, affirme-t-on, ne se maîtrise plus, il se méconnaît ou on ne le reconnaît plus — c'est donc bien qu'il est devenu autre.

D'où les critiques classiques de la passion et les tentatives pour en freiner les déferlements supposés dangereux ; d'où, aussi bien, le fait que l'on y a trouvé, et même d'un point de vue juridique, une « circonstance atténuante » confirmant l'éclipse de la volonté propre. La passion semble produire une séparation entre le sujet qui en est « victime » et ce qui devrait le caractériser : la raison.

De ce point de vue, la passion est toujours plus ou moins une « folie douce » ou passagère.

Et la folie constitue le cas extrême vérifiant que l'on peut bien ne pas être soi-même.

La version clinique la plus claire, dans cette optique, serait la schizophrénie, puisque la «double personnalité» qu'elle provoque chez le malade induit une interrogation sur la nature de son véritable moi.

Du Docteur Jekyll et de Mr Hyde, lequel aliène, ou dissimule, l'autre ? Il semble admis que c'est le mauvais versant qui trahit le bon docteur, mais on peut se demander si l'ordre narratif adopté par Stevenson dans l'ex-posé de son cas, n'est pas la simple conséquence d'une normativité sociale.

Des deux personnages, on privilégie volontiers celui qui semble le plus positif, parce que c'est généralement par rapport à une attente sociale que se repèrent les normes d'un vrai moi-même. La folie, ainsi que l'a montré Foucault, se définit toujours relativement à un environnement socio-historique particulier.

Pour l'Occident, le « fou » est conçu comme diminué, il est « moins » qu'un sujet « normal » (moins intégré au monde du travail en particulier, et aussi moins responsable de ses actes), alors que, dans bon nombre de sociétés « primitives », il est considéré comme un privilégié, puisqu'il se trouve en contact avec des esprits ou des forces supérieurs à l'humanité ordinaire.

C'est que le sujet que nous qualifions de « normal » n'a pas forcément, du point de vue de ces sociétés, un grand intérêt : l'individu en lui-même n'a pas d'importance, il ne doit son sens — y compris social — qu'à ses relations de parenté, avec sa famille et ses ancêtres.

Dans un tel contexte, « être soi-même », c'est avant tout être pris dans un réseau complexe de relations avec d'autres, vivants ou morts.. »

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