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L'innocence et l'ignorance ?

Extrait du document

« Il est assez difficile de traiter de l'innocence sans prendre en considération tout l'arrière-fond religieux qui sature le sens du mot.

L'innocence nous évoque presque immédiatement le paradis perdu, l'âge d'or à l'origine des temps où les hommes vivaient dans une joyeuse inconscience.

Utopique (u-topos, i-e en dehors de l'espace), et uchronique (u-chronos, en dehors du temps), nous songeons à cette innocence, à jamais hors de notre portée, avec regret. Et cela est assez commun que l'homme s'imagine à l'origine, que ce soit celle des temps ou encore celle même de la vie, l'enfance, innocent.

Qu'est-ce à dire? Il se voit en somme ignorant, ignorant mais heureux et c'est là une précision essentielle.

Du jardin d'Eden à l'enfance, il n'y a qu'un pas que l'on franchit aisément: l'homme originel ou le petit homme demeure en paix et dans la béatitude, dans une sorte d'accord immédiat avec son environnement, tandis qu'un père bienveillant et protecteur gère son destin.

L'innocence, c'est alors l'insouciance heureuse des premiers pas de l'homme. Mais si l'on prend l'ignorance, qu'on l'isole en tant qu'ingrédient de l'innocence, alors le problème devient tout autre. L'ignorance, c'est seulement l'absence de savoir.

En ce sens, sortir de l'ignorance est un gain, là où sortir de l'innocence est une perte.

Mais que dire alors de celui qui reconnaît son ignorance? Il sait qu'il ne sait pas, il est lucide.

Or, au contraire, on ne peut savoir qu'on n'est innocent, puisque le lucidité semble ne s'accorder que très mal avec l'innocence. I.

Du mythe hébraïque du jardin d'Eden à la nostalgie de l'indifférenciation Comment envisager le jardin d'Eden présenté dans la Bible comme la posture originelle de l'homme dans le monde? Prenons d'abord note qu'il s'agit d'un jardin, i-e un espace limité, un monde clos.

Et dans ce monde hermétique, Adam et Eve vivaient dans une sorte de symbiose, en parfaite communion avec leur environnement.

Il s'agit là d'une parfaite adaptation, d'une adaptation inconsciente au milieu: l'homme vit dans une sorte de communion immédiate avec ce tout qu'est le jardin de l'arbre de la vie. L'homme y est donc insouciant, sans conscience.

En effet, Adam et Eve vivaient dans l'absence de tentation, l'absence de pudeur, dans un jardin qui remplissait l'entièreté de leurs besoins.

Mais en mangeant du fruit défendu, il accède à la connaissance du bien et du mal.

Ainsi quitte-t-il cet état d'adaptation instinctive, d'insouciance animale pour acquérir la conscience, sous sa forme éthique.

L'avènement de la conscience, c'est donc la perte de l'homme, un homme qui se retrouve alors dans une relation difficile avec le monde, un homme punis. Dans son ouvrage Le Moi-peau, le psychanalyste français Anzieu nous rappelle l'importance de l'expérience tactile dans le processus d'élaboration du Moi.

Il prend pour exemple la pulsion d'attachement chez l'enfant qui consiste à s'agripper à toutes les parties accessible du corps (le sein, la main...), ou à ce qui en est le plus proche.

Cette exercice de palpation permet l'émergence d'une différenciation entre Moi et non-Moi.

Avant ce stade, l'enfant ne fait qu'un avec la mère, il est dans un état de fusion où ses besoin sont immédiatement satisfaits.

Or il y a une nostalgie selon Anzieu chez l'homme de ce contact tactile primitif.

En témoigne ce qu'il appelle une donnée groupale, à savoir celle qui consiste, dans un groupe de personne, à boucher les trous (aucune chaise n'est laissée vide par exemple...), qui révèle cette permanente recherche de contact, avatar de son mode primitif et fusionnel.

Comment ne pas saisir ici le parallèle et voir dans le jardin hébraïque une résurgence ce cette état d'indifférenciation originelle, le jardin d'Eden représentant alors cette matrice maternelle et protectrice où les besoins sont aussitôt satisfaits, un espace « sans trou »? L'innocence n'est donc alors qu'ignorance, mais une ignorance heureuse, une ignorance rêvée et sans conséquence: dans ce rapport immédiat au tout, on ne nécessite pas de conscience connaissante.

C'est l'ignorance comprise comme douce inconscience vers laquelle l'homme se retourne avec nostalgie. II.

innocence juridique et autopunissabilité Dans la sphère juridique, nous pouvons avancer que l'innocent n'est précisément pas l'ignorant.

En effet, nul n'est sensé ignorer la loi, ignorer les termes du contrat social qui régit les rapports inter-humains au sein d'une collectivité.

Être innocent, c'est ne pas pas avoir outrepassé les lois, des lois qui impliquent une double connaissances: la première, de connaître leur contenu, soit de savoir ce qui est authorisé et ce qui ne l'est pas; deuxièmement, et c'est là la différence avec le jardin d'Eden, de connaître la peine encourue pour un délit.

En d'autres termes, être innocent, c'est savoir comment le rester, et ce que je risque si jamais me vient l'idée de ne pas appliquer la loi. Selon le philosophe anglais John Locke, dans son Traité du gouvernement civil, l'homme a quitté l'état de nature ( il s'agit d'un état fictif où l'on constate ce qu'il advient des relations interhumaines lorsqu'elles échappent à l'arbitrage de l'état) pour trois raisons: l'application des lois de nature n'y été pas garantie; il n'existait pas de juge reconnu et impartial capable de statuer sur les différends; il n'existait aucun pouvoir d'exécution des sentences.

L'homme qui établit l'état civil devient en cela l'homme qui se régit et l'homme qui se punit. L'intervention d'une sphère juridique et exécutive dans l'état civil renvoie donc à des acteurs qui contractent un pact consciemment: l'avènement de la conscience politique fait de l'homme un être qui réinvente ses critères d'innocence.

L'innocence perd sa connotation morale (celui qui ne connaît ni le bien ni le mal), pour devenir entièrement juridique (celui qui connaît et fait le juste).

Et cette innocence juridique est en pleine opposition avec l'ignorance insouciante; elle demande à l'individu d'être concerné par la vie de la communauté.

Contre l'ignorance enfermée dans son espace clos, elle demande une connaissance ouverte sur son environnement.. »

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