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Le scandale ?

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« Le scandale - - « scandalon » c'est le premier sens de ce mot grec, est une pierre qui fait trébucher.

11 ne faut pas, dit Moïse, u mettre un scandale devant l'aveugle» ! A u sens moral.

le scandale, c'est tout ce qui est occasion de chute.

C e n'est pas le péché réduit à sa propre essence, c'est le spectacle du péché, qui nous trouble.

nous indigne et aussi nous induit en tentation.

Le scandale c'est la publicité du péché.

Pour Tartuffe, par exemple, le péché n'est rien, ce qui est grave c'est le scandale : "Le scandale du monde est ce qui fait l'offense Et ce n'est pas pécher que pécher en silence". Bourdaloue dit très clairement, dans son sermon sur le scandale, que le scandale est « le fait de pécher devant un autre ». Essayons d'analyser la nature du scandale nous pourrons ensuite avec plus de sûreté porter sur lui un jugement de valeur. ...

Pécher devant un autre ou devant des milliers d'autres le scandale est un mode particulier de la communication des consciences.

Il faut au moins deux consciences pour qu'il y ait scandale, une conscience scandalisante (ou scandaleuse) et une conscience scandalisée.

Il est vrai qu'on peut — à la rigueur se scandaliser soi-même.

Mais si j'ai honte par exemple d'un acte que j'ai commis en secret, si je le juge scandaleux, c'est que ma conscience se dédouble : il n'y a qu'une personne mais en elle vivent deux personnages, un accusé et un juge dont l'un scandalise l'autre.

Le « moi» pécheur scandalise le moi moral.

« Quand je fais une bêtise ».

dit cette petite fille de huit ans, « je fais rougir mon ange gardien ».

Pour qu'il y ait scandale il faut un témoin, fût-il invisible. Tâchons d'approfondir cette relation singulière du moi et de l'autre qui se fait jour dans le scandale : pour qu'il y ait scandale il faut entre le scandalisant et le scandalisé quelque chose de commun, une valeur que tous deux reconnaissent.

Je fais scandale en gardant mon chapeau devant un dignitaire — parce que nous savons tous les deux que cette attitude est une impolitesse.

Un enfant qui répète ingénument une parole obscène n'est pas scandaleux, car il ignore qu'il blesse la pudeur.

Dorine n'est pas scandaleuse quand en toute naïveté elle présente à Tartuffe une poitrine un peu trop découverte ; pas de scandale non plus lorsque le spectateur ignore la valeur que l'autre prétend bafouer un indifférent, un cynique ne sont pas scandalisables ; on ne scandalise pas Talleyrand. En somme, il y a scandale lorsqu'un agresseur s'efforce de détruire à mes yeux une valeur dont il sait qu'elle m'est chère.

Le scandale donne à la non-valeur une existence brutale.

Et le scandale est d'autant plus scandaleux que le choc est plus rude, plus inattendu, et la distance plus grande entre mon espérance et ma déception ; un officier qui se montre lâche, un prêtre qui se livre à la débauche, un magistrat qui pratique l'escroquerie sont au premier chef scandaleux.

Car ici la valeur est bafouée par ceux-là mêmes qui devraient être ses premiers serviteurs.

Analysons l'état d'âme du spectateur scandalisé.

Il y a d'abord un étonnement.

mais cet étonnement s'accompagne d'un ébranlement émotif, sans quoi le scandale ne serait que le paradoxe qui nous surprend sans nous fâcher.

Le scandale est donc un étonnement accompagné (le colère ; mais ce n'est pas une colère quelconque.

un simple fait affectif.

C'est une colère à signification éthique.

C'est une indignation.

Le spectateur fait corps avec la valeur éthique que l'agresseur torture publiquement. Mais sans doute faut-il aller plus loin et parler d'une obscure complicité entre l'acteur scandaleux et le spectateur scandalisé.

La conscience scandalisée se révolte contre l'autre, bien sûr, mais aussi, un peu, contre elle-même, car elle est troublée, elle se sent gagnée par la tentation.

Pensez à Don Juan — dans la pièce de Molière — qui scandalise un pieux mendiant : « Voici un louis d'or que je te donne si tu jures.

Va, va, jure un peu !» Certes le mendiant est attaché à sa foi qui le protège du désespoir.

Mais il a faim, il a froid, cette pièce d'or représente tant de choses pour lui ! Et Don Juan perçoit ce désarroi, il sent que l'âme de sa victime est fragile, il jouit à l'idée de la bouleverser.

Si le mendiant était un saint, l'offre de Don Juan glisserait sur lui sans l'atteindre. Don Juan n'en serait pas moins méprisable mais il n'y aurait pas scandale.

Nul ne saurait scandaliser un saint. Ni le saint, ni l'être parfaitement immoral ne sont accessibles au scandale.

Le scandale révèle donc tout à la fois la présence en nos âmes des valeurs éthiques et leur fragilité.

Dorine, qui scandalise Tartuffe sans le vouloir, lui dit qu'elle le trouve bien « tendre » à la tentation.

Il est donc tout à fait normal que les moins vertueux soient très souvent les plus faciles à scandaliser.

Dans ce monde où presque partout le mal triomphe, les pauvres honnêtes gens que nous tâchons d'être sentent que leurs valeurs les plus précieuses sont en même temps les plus précaires.

Nous aurions tant besoin d'être aidés, fortifiés, approuvés dans nos bonnes résolutions ! A tout moment nos propres désirs, notre propre lâcheté nous détournent d'elles.

Que ferons-nous si les mauvais exemples s'étalent devant nous, si les méchants nous sollicitent ? Notre marche vers le bien est déjà par elle-même si chancelante ! Le scandale pour nos âmes fragiles, oui, c'est bien cette grosse pierre que Moïse interdisait de placer sous le pas du pauvre aveugle. Et pourtant un peu de réflexion nous montre que le problème est plus complexe et qu'on ne saurait condamner le scandale d'une façon sommaire et massive. D'abord, ce qui frappe c'est la relativité du scandale.

Dans l'A thènes du ve siècle la vie de Socrate a fait scandale ; aujourd'hui c'est sa condamnation et sa mort qui nous scandalisent.

Jeanne d'A rc a scandalisé tout un tribunal de théologiens.

A présent ce sont les ecclésiastiques qui la condamnèrent qui nous semblent hautement scandaleux.

L'Évangile même nous enseigne l'ambiguïté du scandale.

Certes, Jésus condamne le scandale en termes non équivoques : « Si quelqu'un scandalise un de ces petits qui croient en moi, il vaudrait mieux pour lui qu'on lui attachât au cou une meule et qu'on le jetât au fond de la mer ».

Et pourtant Jésus lui-même ne cesse de scandaliser.

N'est-il pas scandaleux — aux yeux de l'opinion commune lorsqu'il s'entretient avec la Samaritaine, lorsqu'il chasse les marchands du temple, lorsqu'il délivre la femme adultère de ses vertueux persécuteurs ? Sans parler du scandale suprême, celui d'un Dieu crucifié, d'un Dieu vaincu, assassiné par les hommes ! Il nous faut donc accorder qu'à côté du mauvais scandale, de ce scandale meurtrier des valeurs, assassinat spirituel, il est, disons hardiment le mot, un bon scandale nécessaire, généreux, fécond.

Le scandale c'est l'agression des valeurs par le Mal, mais c'est aussi la forme sous laquelle le Bien se manifeste, lorsque l'opinion commune est prisonnière des idoles et des pseudo-valeurs.

Sans doute, il serait infiniment préférable que le progrès moral se réalisât par la persuasion, au cours d'une évolution paisible, sans discontinuités ni conflits.

Mais ce n'est pas toujours possible, car l'égoïsme et les préjugés se déguisent en pseudovaleurs, exactement comme dans le domaine de la connaissance les habitudes et les traditions s'habillent aisément en "évidences".

C'est un fait que les réformateurs scientifiques sont raillés (qu'on pense aux difficultés d'un Lavoisier, d'un P asteur pour imposer leur point de vue) et que les réformateurs éthiques et spirituels sont persécutés et parfois jusqu'au sacrifice suprême.

La mort de Jésus, celle de Socrate nous révèlent que le progrès spirituel ne se réalise pas sans tragédies.

Une création — si elle mérite son nom, c'est-à-dire si elle est vraiment une nouveauté dans le contexte sociologique où elle surgit — est une rupture avec tout ce que les hommes croyaient et respectaient jusque-là, Polyeucte et Néarque scandalisent les païens comme quelques siècles plus tard les libres penseurs scandaliseront les chrétiens.

Il n'est pas une découverte authentique — que ce soit dans le domaine de l'art, de la science, de l'éthique, de la spiritualité — qui n'ait en son temps fait scandale.

La musique de Bela Bartok ou la peinture de P icasso scandalisent le bon bourgeois de 1960 comme les premières expositions impressionnistes ou les premiers opéras de Wagner avaient scandalisé son arrière-grand-père. Mais comment distinguer le scandale immoral du « bon n scandale ? C'est assurément le désintéressement et la pureté de l'« agresseur n qui est ici l'unique critère.

Les méfaits des « blousons noirs » scandalisent et on voit mal en quoi ils auraient une valeur éthique, car leurs «héros» ne cherchent rien d'autre qu'à satisfaire leur égoïsme et leurs passions.

En revanche, lorsque M.

Bertrand Russell, Lord d'A ngleterre, prix Nobel, vieillard comblé d'honneurs, réclame le désarmement atomique et obtient huit jours de prison, il est clair que c'est contre ses intérêts et son confort, en courageux serviteur de valeurs supérieures qu'il scandalise les bonnes consciences occidentales.

Dans le domaine des beaux-arts, le partage est plus difficile, car d'un point de vue purement égoïste il est difficile de savoir si le conformisme est plus «payant» que le scandale; le scandale est une forme de publicité dont certains usent avec plus d'habileté que de scrupules.

En fait il en est du scandale comme du paradoxe : en tant que tels ce sont des faits sociologiques une opinion n'est pas vraie ou fausse du seul fait qu'elle est contraire à l'avis courant.

Une conduite n'est ni bonne ni mauvaise en tant qu'elle scandalise.

La forme sociologique du scandale n'est présomption ni de valeur, ni de non valeur.

11 faut en chaque cas aller voir au fond des choses et juger sans se laisser impressionner par les réactions émotives de l'opinion publique.. »

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