En quoi notre parole nous engage-t-elle ?
Extrait du document
«
Introduction : La subtilité de ce sujet est particulièrement frappante.
La parole est d'habitude présentée comme une capacité qui nous est propre.
A insi,
nous entendons par-là le fait de nous exprimer personnellement par l'intermédiaire d'une langue s pécifique.
Le fait que « l'homme parle » comme le dit
Heidegger, montre l'importance que la parole peut avoir pour nous.
C omme nous parlons sans c esse, que ce soit éveillé ou en rêve, en nous taisant ou en
nous exprimant par un langage, et qu'ainsi la parole nous dépasse, il semble difficile de la résumer à un simple ins trument entre nos mains.
P ourtant, cela
pourrait être le sens de l'expression « notre parole » employée ici.
« Notre » reste un adjectif possessif.
Nous avons donc un pouvoir de possession de la
parole qui la rend propre à notre individualité.
O r, ce rapport de propriété ne se fait peut-être pas dans un sens unilatéral.
Si nous pouvons poss éder la
parole, par l'intermédiaire de la rhétorique, il s e m b l e q u e s a n s l a parole, nous serions également incapables d'exprimer clairement des p a s s i o n s , d e s
volontés, et des engagements.
La métaphore qui renvoie à la promesse, au sens où nous donnons notre parole irait alors plutôt dans ce sens.
D ès lors, la
parole est-elle une simple propriété dont nous disposons ou a-t-elle la vertu de faire apparaître notre ess ence d'homme ? A près être passés par le pouvoir
politique et la profondeur d'une parole laconique, nous reviendrons sur l'acte même de parler qui nous pous se à dévoiler notre être tout autant qu'à découvrir
l'autre.
I/ Les mots ne sont pas des actes
Q uelle différence pouvons nous poser d'emblée entre quelque chose qui a été dit et quelques chose qui a été fait ? N 'avons nous pas l'habitude de
distinguer clairement l e s a c tes des paroles ? Si malheureus ement, les discours politiques en sont un triste exemple, il est poss ible à partir de cette
différence de reconnaître que la parole nous engage à bien peu de choses.
La parole ressemble avant tout à un instrument.
N ous pouvons ainsi l'entretenir,
la perfectionner et en us er comme bon nous semble.
Les cours royales, par exemple, ne se passaient pas de flatteurs qui trouvaient maintes paroles pour
satisfaire l'ego du roi.
A l'inverse, ne devons-nous pas admettre avant tout que ce sont les faits, le fruit de nos actions, qui révèlent avant tout ce que nous
sommes ? La parole, elle, apparaît plutôt comme quelque chose qui peut nous aider à persuader, à c onvaincre, tout en étant une alternative à la violence.
A insi, bien loin de nous engager à q u o i q u e c e s o i t , l a parole invite plutôt les autres à s'engager pour celui qui la manie adroitement.
Le vendeur, le
public itaire comme l'homme politique s'attachent donc à trouver les slogans les plus marquants, les formules les plus simples pour pouvoir vendre leurs
produits ou être soutenus dans leur campagne électorale.
La parole s 'avère alors, comme l e p r é c i s e P laton, dans son Gorgias, un pur instrument de
domination.
I c i, Socrate demande à Gorgias, enseignant de rhétorique, sur quel sujet porte cette matière : « La rhétorique est
justement un des arts qui accomplissent et achèvent leur tâche au moyen de dis cours, n'est-il pas vrai ? Dis -moi donc à présent
sur quoi portent ces discours ? » Et Gorgias répond : « Elle est le bien suprême, Socrate, qui fait que les hommes sont libres euxmêmes et en même temps qu'ils commandent aux autres dans leurs cités respectives.
Je veux dire le pouvoir de persuader par ses
discours les juges au tribunal, les sénateurs dans le C onseil, les citoyens dans l'assemblée du peuple et dans toute autre réunion
qui soit une réunion de citoyens.
A vec c e pouvoir, tu feras ton es clave du médecin, ton esclave de l'esthète et quant au fameux
financ ier, on reconnaîtra que ce n'est pas pour lui qu'il amasse de l'argent mais pour autrui, pour toi qui sais parler et persuader les
foules .
» La parole est donc plutôt ce qui nous permet de nous libérer de tout engagement c omme nous le désirons et de persuader
autrui de nous confier le pouvoir recherché.
II Notre parole nous engage à une authenticité intime.
P our tenir le fil de la métaphore, nous devons revenir au rapport entre la parole et la promesse qui est fait ici.
Si la parole
peut servir à obtenir quelque chose, qu'entendons-nous véritablement lorsque nous donnons notre parole ? Il y a ici un engagement
au sens propre du terme sur notre personnalité tout entière.
D onner sa parole sur quelque chose en effet, c'est assurer que nous
suivrons ce que nous nous sommes promis de faire, et que nous le s uivrons parce que la réalisation de cette parole nous tient vraisemblablement à cœur.
La
parole, loin d'être une simple capacité, semble donc se présenter dans sa dimension la plus noble et la plus essentielle, c omme quelque chose que nous
pouvons donner.
Là intervient alors une pure authenticité de la parole, un rapport purement intime qui nous lie à elle.
A uss i, pourrons-nous retrouver s on
importance dans des actes tels que le mariage par exemple.
Dans ce cas, c'est le « oui » prononcé qui nous engage à des liens officiellement annoncés avec
la personne aimée.
C 'es t alors notre être entier qui est engagé dans un mot, une pers pective d'existence qui se profile.
En même temps, la parole, comme
une promesse donnée, ne fait rien d'autre que de mettre à jour ce que nous ressentons le plus intimement.
Q ue ce soit par honneur, par amour ou par
sincérité, la parole révèle donc une dimension purement humaine dans la capacité d'éprouver de tels sentiments inc onnus aux animaux.
Nous rejoindrons ici
cet extrait de Rousseau dans l'Es sai sur l'origine des langues .
« D'où peut donc venir l'origine [des langues] ? Des bes oins moraux, des passions.
T outes
les passions rapprochent les hommes que la nécess ité de chercher à vivre force à se fuir.
C e n'est ni la faim, ni la soif,
mais l'amour, la haine, la pitié, la colère, qui leur ont arraché les premières voix.
Les fruits ne se dérobent point à nos
mains ; on peut s'en nourrir s ans parler ; on poursuit en silenc e la proie dont on veut se repaître : mais pour émouvoir un
jeune cœur, pour repouss er un agresseur injuste, la nature dicte des acc ents, des cris, des plaintes.
V oilà les plus anciens
mots inventés, et voilà pourquoi l e s premières langues furent chantantes e t pas sionnées avant d'être simples et
méthodiques.
» La parole n'a donc d'autre sens que celui d'exprimer nos passions, nos états d'âme et nos engagements
les plus intimes.
III/ Notre parole est également un bien pour autrui.
Q uel repère donner dès lors à une parole qui peut tout aussi bien se révéler comme un instrument puiss ant de
domination que comme le moyen d'exprimer ce qui nous est le plus cher ? Dans le premier cas, toute relation de confiance
est détruite.
Dans l e s e c o n d c a s , la parole es t expression de l'intimité et n'acquiert donc cette valeur que dans un
contexte d'intimité également.
O r, pour qu'apparaisse ou non c ette intimité, ne devons -nous pas pas ser par la parole ? En
effet, lorsque nous nous trouvons en société ou parmi des personnes que nous ne connaissons pas, la communication par
le seul regard se révèle rapidement insuffisante.
Bien plus( le temps passé dans le métro est là pour le confirmer) se
trouver à proximité d'autres personnes sans prononcer un mot nous met plutôt mal à l'aise.
P ourtant, dans ce cas , il y a
encore communication : un regard est bien souvent parlant.
M ais, l'insuffisance de cette communication se fait âprement
sentir.
A l'inverse, lorsque quelqu'un dévoile ses pensées par la parole, il s e présente lui-même hors de cette obscurité
angoissante où il se tenait.
La parole a donc ic i le double effet de favoriser l'expression de celui qui parle et de libérer
l'interlocuteur d'un regard qui nous objectiverait.
Nous rejoignons M erleau-P onty, et sa P hénoménologie de la perception .
« En réalité, le regard d'autrui ne me transforme en objet, et mon regard ne le transforme en objet, que si l'un et l'autre
nous nous retirons dans le fond de notre nature pensante, si nous nous faisons l'un et l'autre regard inhumain, si chacun sent ses actions, non pas repris e s
et comprises, mais observées comme celles d'un ins ecte.
(…) Si j'ai affaire à un inconnu qui n'a pas encore dit un seul mot, je peux croire qu'il vit dans un
autre monde où mes actions et mes pensées ne sont pas dignes de figurer.
Mais qu'il dise un mot, ou seulement qu'il ait un ges te d'impatience, et déjà il
cesse de me transcender : c'est donc là sa voix, ce s ont là ses pensées, voilà donc le domaine que je croyais inacc essible.
» Notre parole nous permet donc
de nous engager autant en faisant apparaître nos pensées qu'en ouvrant avec autrui la poss ibilité d'un dialogue qui le libère aussi.
Conclusion :
-Notre parole ne nous engage en rien : elle nous dégage de toute détermination en nous donnant davantage de pouvoir.
-Elle est pourtant le moyen par lequel apparaissent les passions et les engagements les plus profonds.
-En nous permettant de nous exprimer notre parole libère également autrui.
Notre parole nous engage à reconnaître l'importance d'un dialogue authentique..
»
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