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Blaise PASCAL

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On charge les hommes, dès l'enfance, du soin de leur honneur, de leur bien, de leurs amis, et encore du bien et de l'honneur de leurs amis. On les accable d'affaires, de l'apprentissage des langues et d'exercices, et on leur fait entendre qu'ils ne sauraient être heureux sans que leur santé, leur honneur, leur fortune et celle de leurs amis soient en bon état, et qu'une seule chose qui manque les rendrait malheureux. Ainsi on leur donne des charges et des affaires qui les font tracasser dès la pointe du jour — Voilà, direz-vous, une étrange manière de les rendre heureux ! Que pourrait-on faire de mieux pour les rendre malheureux ? — Comment ! ce qu'on pourrait faire ? Il ne faudrait que leur ôter tous ces soins' ; car alors ils se verraient, ils penseraient à ce qu'ils sont, d'où ils viennent, où ils vont ; et ainsi on ne peut trop les occuper et les détourner. Et c'est pourquoi, après leur avoir tant préparé d'affaires, s'ils ont quelque temps de relâche, on leur conseille de l'employer à se divertir, à jouer, et à s'occuper toujours tout entiers. Blaise PASCAL

« On charge les hommes, dès l'enfance, du soin de leur honneur, de leur bien, de leurs amis, et encore du bien et de l'honneur de leurs amis.

On les accable d'affaires, de l'apprentissage des langues et d'exercices, et on leur fait entendre qu'ils ne sauraient être heureux sans que leur santé, leur honneur, leur fortune et celle de leurs amis soient en bon état, et qu'une seule chose qui manque les rendrait malheureux.

Ainsi on leur donne des charges et des affaires qui les font tracasser dès la pointe du jour — Voilà, direz-vous, une étrange manière de les rendre heureux ! Que pourrait-on faire de mieux pour les rendre malheureux ? — Comment ! ce qu'on pourrait faire ? Il ne faudrait que leur ôter tous ces soins' ; car alors ils se verraient, ils penseraient à ce qu'ils sont, d'où ils viennent, où ils vont ; et ainsi on ne peut trop les occuper et les détourner.

Et c'est pourquoi, après leur avoir tant préparé d'affaires, s'ils ont quelque temps de relâche, on leur conseille de l'employer à se divertir, à jouer, et à s'occuper toujours tout entiers. [Introduction] Le bonheur est-il dans l'avoir ou dans l'être ? dans la dispersion d'un sujet à travers des soucis mondains ou sociaux, ou dans la connaissance de sa vérité ? Pascal, en apparence, ne tranche pas ici en faveur de la seconde version.

Mais ce qu'il décrit comme éventuel malheur des hommes découvrant ce qu'ils sont pourrait bien constituer pour lui le préambule ou la condition d'un bonheur d'une autre qualité que celui qui ne s'obtient qu'en se chargeant de soucis multiples. [I.

La réalité des soucis] Pascal fait au début de ce texte une description presque caricaturale, en tout cas teintée d'ironie, de la vie des hommes.

L'existence y apparaît l'objet d'un premier apprentissage, pendant l'enfance, qui conditionne ensuite la vie adulte en lui imposant des valeurs pour le moins troublantes. L'enfant doit en effet se préoccuper, non seulement de son honneur, de son bien et de ses amis, mais encore du bien et de l'honneur de ces derniers.

Il est notable qu'on l'introduit ainsi dans un réseau qui lui interdit pratiquement d'être face à lui-même ou seul.

L'honneur et le bien supposent en effet des relations avec les autres, et pas seulement avec des amis.

Mais le choix de ces derniers semble de surcroît dépendre de ce que peuvent être leur honneur ou leur bien, car il s'agit d'avoir des fréquentations qui correspondent au rang que l'on prétend avoir dans la famille.

L'éducation (il est clair que Pascal évoque ici celle des classes aisées de son époque) tendrait ainsi en priorité à rendre l'individu responsable de son propre statut.

Mais elle ne s'arrête pas en si bon chemin. Après avoir tenu compte du rang, il s'agit ensuite de s'instruire un peu, ou de s'entraîner à le tenir.

D'où l'allusion aux « affaires », à « l'apprentissage des langues » et aux « exercices » — qui n'est guère transparente, à moins de comprendre que les affaires sont plutôt juridiques, et que les exercices désignent des exercices physiques, ce que suggère la proximité de la « santé».

Toujours est-il que l'individu se trouve « accablé » par ces occupations, qui lui sont imposées comme les seuls moyens de garantir son bonheur. Ce qui compte en effet dans cette sorte d'endoctrinement, c'est que chacun se persuade que la santé, l'honneur, la fortune et celle des amis conditionnent le bonheur.

Cela admis, tout défaut dans ces domaines aurait évidemment des conséquences graves : l'individu en deviendrait aussitôt malheureux.

Mais comme le maintien de ces conditions ne se fait pas tout seul, c'est la vie entière des hommes qui doit leur être consacrée : ainsi se préoccupe-t-on « dès la pointe du jour » de ce qui est nécessaire au bon ordre de ces choses, et cela ne peut procurer qu'une multitude de « charges » et « d'affaires ».

Plus l'on se sentira ainsi responsable, et plus l'on s'éloignera du malheur. [II.

La fuite en avant] La description pascalienne aboutit à concevoir une agitation de tous les instants, un souci constant chez l'homme, sans cesse occupé par les soins qu'il se doit et qu'il doit à ses amis.

On devine que la vie devient alors une sorte de course en avant, puisqu'on ne peut jamais être sûr d'en avoir assez fait pour assurer son bonheur.

Il faut inlassablement vérifier que les choses vont comme il convient, que l'édifice social tient bon, et qu'on y tient convenablement son rôle : dès que l'on devine une faille possible, il faut intervenir au plus vite, se dépenser pour guérir ou réparer. Un tel tableau n'a rien, semble-t-il, d'enthousiasmant, et il peut apparaître qu'au lieu de garantir le bonheur, cet amas de préoccupations constantes soit plutôt source de malheur.

Ne vaudrait-il pas mieux demeurer tranquille, libéré de tous ces tracas, pour vivre plus paisiblement ? À quoi Pascal répond que retirer à l'homme tous ces tracas qui peuvent nous paraître un peu envahissants, c'est précisément le mener au malheur.

Il se trouverait en effet contraint, dans une telle absence de préoccupations « mondaines », de prendre conscience de sa véritable situation : il se verrait, il penserait à ce qu'il est, d'où il vient, où il va ».

En d'autres termes.

il se trouverait confronté à des questions métaphysiques, concernant sa véritable nature et son statut de mortel.

Ainsi l'accès, même forcé, à la lucidité sur l'existence s'accompagne du malheur de la conscience, puisqu'il lui devient interdit de s'égarer dans des occupations superficielles, où elle trouve ordinairement sa satisfaction.. »

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