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BERGSON: Liberté et déterminisme

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Nous accorderons d'ailleurs au déterminisme que nous abdiquons souvent notre liberté dans des circonstances plus graves, et que par inertie ou mollesse. nous laissons ce même processus local s'accomplir alors que notre personnalité tout entière devrait pour ainsi dire vibrer. Quand nos amis les plus sûrs s'accordent à nous conseiller un acte important, les sentiments qu'ils expriment avec tant d'insistance viennent se poser à la surface de notre moi, et s'y solidifier à la manière des idées dont nous parlions tout à l'heure. Petit à petit ils formeront une croûte épaisse qui recouvrira nos sentiments personnels ; nous croirons agir librement, et c'est seulement en y réfléchissant plus tard que nous reconnaîtrons notre erreur. Mais aussi, au moment où l'acte va s'accomplir, il n'est pas rare qu'une révolte se produise. C'est le moi d'en bas qui remonte à la surface. C'est la croûte extérieure qui éclate, cédant à une irrésistible poussée. Il s'opérait donc. dans les profondeurs de ce moi, et au-dessous de ces arguments très raisonnablement juxtaposés, un bouillonnement et par là même une tension croissante de sentiments et d'idées, non point inconscients sans ; doute, mais auxquels nous ne voulions pas prendre garde. En y réfléchissant bien. en recueillant avec soin nos souvenirs, nous verrons que nous avons formé nous-mêmes ces idées, nous-mêmes vécu ces sentiments ? mais que, par une inexplicable répugnance à vouloir, nous les avions repoussés dans les profondeurs obscures de notre être chaque fois qu'ils émergeaient à la surface. Et c'est pourquoi nous cherchons en vain à expliquer notre brusque changement de résolution par les circonstances apparentes qui le précédèrent. Nous voulons savoir en vertu de quelle raison nous nous sommes décidés, et nous trouvons que nous nous sommes décidés sans raison. peut-être même contre toute raison. Mais c'est là précisément, dans certains cas, la meilleure des raisons. Car l'action accomplie n'exprime plus alors telle idée superficielle, presque extérieure à nous, distincte et facile à exprimer : elle répond à l'ensemble de nos sentiments, de nos pensées et de nos aspirations les plus intimes. à cette conception particulière de la vie qui est l'équivalent de toute notre expérience passée, bief, à notre idée personnelle du bonheur et de l'honneur. Aussi a-t-on eu tort, pour prouver que l'homme est capable de choisir sans motif, d'aller chercher des exemples dans les circonstances ordinaires et même indifférentes de la vie. On montrerait sans peine que ces actions insignifiantes sont lices à quelque motif déterminant. C'est dans les circonstances solennelles, lorsqu'il s'agit de l'opinion que nous donnerons de nous aux autres et surtout à nous-mêmes que nous choisissons en dépit de ce qu'on est convenu d'appeler un motif ; et cette absence de toute raison tangible est d'autant plus frappante que nous sommes plus profondément libres.BERGSON

« Introduction : Dans le chapitre III de son Essai sur les données immédiates de la conscience, Bergson cherche à établir ce qu'est un acte libre.

Un acte serait libre lorsqu'il émane du moi.

Or des actes qui proviennent de notre moi peuvent nous apparaître après coup déterminés par les circonstances qui le précèdent.

Si un ac te est déterminé, alors il n'est pas libre.

Il s'agit donc pour Bergson de récuser la thèse du déterminisme qui nie la pos sibilité de l'acte libre en concevant tous nos actes comme des résultats mécaniques d'états précédents.

Sa stratégie argumentative se déploie en deux moments : tout d'abord une concession au déterminisme destinées à montrer ce que l'acte libre n'est pas, ensuite la description et l'analyse de la crise intérieure permet de distinguer un moi d'en haut et un moi d'en bas sous la forme métaphorique du magma solidifié et du volcan en éruption.

Nous sommes alors confrontés à ce problème : si les actes semblent devoir être causés par des conditions antécédentes, que doit être un acte pour pouvoir être qualifié de libre ? I Ce que l'acte libre n'est pas _ La stratégie de Bergson débute par une conc ession au déterminisme : « nous abdiquons souvent notre liberté dans des circonstances plus graves ». C ette comparaison renvoie à la thèse qui précède notre extrait : dans notre vie quotidienne, la plupart de nos actes ne sont pas libres, mais déterminés de telle manière à répondre le plus facilement aux stimulis sensoriels sans requérir l'intervention de la c onscience.

P ar exemple, le matin, quand le réveil sonne, écrit Bergson « je suis un automate conscient et je le suis parce que j'ai tout avantage à l'être ».

A insi compris en général comme des réactions automatiques insignifiantes, nos actes ne sont pas libres si bien que la liberté dans nos actions est très rare.

O r à côté de c es circonstances quotidiennes insignifiantes, il y a de « c e s circonstances graves » exceptionnelles qui appellent les a c t e s libres dans la mesure o ù l e s réactions automatiques semblables à celles du réveil ne lui sont plus adéquates.

P ar exemple, s'il me faut décider de la vie que je vais mener, ou du métier qui m'occupera pendant une grande partie de mon existence, je ne peux me reposer sur une réaction automatique.

A u contraire cette décision requiert un acte fondé sur l'intervention de ma conscience. _ Pourtant alors que les circonstances sont graves et requièrent un acte libre, il arrive que nous ne mettions pas, pour ainsi dire, à la hauteur de la situation et nous c ontentions de laisser nos automatismes décider pour nous : « par inertie ou par mollesse, nous laissons ce même processus local s'accomplir alors que notre pers onnalité toute entière devrait vibrer ».

A insi on peut se référer à la situation qui précède un choix important pour comprendre ce qu'un acte libre n'est pas .

P ar paresse ou lâcheté, je réclame un conseil de mes amis en pensant seulement éc lairer ma décision et la confronter à leurs avis : la décision ne peut être que libre puisque elle émane de moi.

O r qu'est-ce qui se passe lors de notre conversation ? « Les sentiments qu'ils expriment avec tant d'ins istance viennent se poser à la surface de notre moi et s'y solidifier » si bien « qu'ils formeront une croûte épaisse qui recouvrira nos sentiments personnels ». _ L'acte qui émane de mon moi ne pourra alors être libre dans la mesure où le moi lui-même sera recouvert d'une croûte de sentiments qui ne sont pas les miens, mais ceux des autres .

A insi ma décision sera déterminée à la manière des automatismes du réveil par des idées qui ne proviennent pas vraiment de ma conscience.

C e qui état vraiment moi a été comme enrobé à ce qui ne l'est pas, et l'acte provient de cette couche plus superficielle.

A insi l'acte de la décision n'est libre qu'en apparence, e t j e s u i s alors victime de l'illusion forgée par le conseil de mes amis : « nous croirons agir librement et c'est seulement en y réfléchissant plus tard que nous reconnaîtrons notre erreur ».

C e sont les autres qui décident pour moi lorsque je crois être la seule source de ma décision, et je ne prends conscience de l'absence de liberté de ma déc ision que lorsqu'il est trop tard. Néanmoins si Bergs on concède que nos actes ne sont pas toujours libres quand ils devraient l'être, il ne donne pas pour autant raison au déterminisme en affirmant l'inexistence d'acte libre.

En effet il cherche à décrire ce qu'un acte libre n'es t pas pour mieux cerner ce qu'il est. II L'acte libre dans la crise intérieure _ Si nous n'avions pour seule possibilité que d'accomplir des actes sur le mode de la réaction automatique et que nous nous laissions à chaque fois aller à cette facilité dans les circons tances grâces, il n'y aurait plus rien qui permettrait de penser la possibilité d'un acte libre.

Néanmoins, lorsque trop imprégnés des conseils de nos amis, nous nous apprêtons à accomplir ce que nous n'avons pas décidé librement, « il n'est pas rare qu'une révolte se produise ».

La révolte désigne ici l'expression de notre moi véritable enfoui sous le moi parasite formé par les cations automatiques ou les conseils des amis.

3 c'est le moi d'en bas qui remonte à la surface.

C 'est la croûte extérieure qui éclate, cédant à une irrésistible poussée ».

La révolte de ce moi d'en bas est alors comparé en un volc an entrant en éruption et brisant le magma solidifié en surface.

L'éruption de lave pendant cette révolte du moi prouve que le moi ne se réduit pas à l'ensemble des réactions automatiques.

En effet la condition de l'éruption est un « bouillonnement et par là même une tension croissante de sentiments et d'idées » « au dessous de ces arguments raisonnables ».

Sous le magma solide, la lave continue à être en ébullition.

D e ce point de vue, le déterministe confond la surface du moi avec le moi lui-même.

En revanche s i l'on veut penser la possibilité de l'acte libre, il faut distinguer le moi du haut, moi social forgé par nos habitudes, réactions automatiques, produit de l'éducation sociale et le moi d'en bas qui coïncide a v e c c e que nous sommes vraiment. _ Si nous ne percevons pas cette vie intérieure en ébullition, c'est que « nous ne voulions pas y prendre garde ».

C e manque d'attention est imputable à la contamination du moi d'en haut sur le moi d'en bas.

En effet les idées et les sentiments nés du c ontact avec l'extérieur se sont greffés sur le moi au point de former une couche .

C e moi parasite fait des opinions des autres a si bien recouvert notre moi véritable qu'il l'a pour ainsi dire étouffé.

C e n'est que dans le moments de crise intérieure que le moi véritable réapparaît des profondeurs.

M ais il arrive souvent que nous soyons tellement contaminés par notre moi d‘en haut que nous repoussons nous-mêmes ce que nous sommes: « par une inexplicable répugnance à vouloir, nous les avions repoussé dans les profondeurs obscures de notre être chaque foi qu'ils émergeaient à la s urface » On peut ici se référer à la situation du narrateur de la Recherche du temps perdu de Proust qui passe une grande partie de son existence à repousser l'exigenc e de se mettre à écrire.

Depuis son enfance, il se sent périodiquement tourmenté par le désir d'éc rire, mais il ne ces se, sous le coup de son éduc ation et de son entourage, de reculer le jour du travail jusqu'à paraître renoncer définitivement à son projet.

C ependant, à la fin de sa vie, dans le salon de la duchesse de Guermantes, on peut dire que son moi véritable se révolte et lui révèle enfin l'œuvre qu'il doit accomplir en le rappelant à s a vocation.

Être soi -même est en effet une tâche éprouvante que nous essayons de fuir, mais qui nous rattrape toujours. _ Dans la mesure où le moi véritable remonte brutalement à la surface pour nous rappeler ce que nous sommes, il es t imposs ible « d'expliquer notre brusque changement de rés olution par les circonstances apparentes qui le précédèrent ».

A insi dans la recherche du temps perdu, le narrateur se trouve dans un salon mondain insignifiant et il est dans une situation semblable à chacune de ses journées précédentes.

Il est arrivé à un âge où il est certain désormais que sa vie est un échec et qu'il lui faut à jamais renoncer à la littérature.

O r c'est justement à c e moment là où tout semble perdu que son moi véritable le rappelle à lui-même (V ocare signe appeler).

A insi « nous voulons savoir en vertu de quelle rais on nous nous sommes décidés sans raison peut-être même contre toute raison.

Mais c'est là précisément dans certains cas, la meilleure des raisons ».

En effet l'action accomplie ne dérive pas d'une raison extérieure à nous, mais elle nous exprime nous-même dans notre personnalité toute entière : elle est « l'équivalent de toute notre expérience passée ».

A insi si l'on reprend l'exemple du narrateur de la recherche, ce qu'il a désiré faire toute sa vie s a n s jamais l'osé s'exprime dans une action essentielle qui est la décision d'écrire la Recherc he du temps perdu.

Finalement nous sommes alors face à un critère distinctif de l'acte libre : « nous sommes libres quand nos actes émanent de notre pers onnalité toute entière, quand ils l'expriment, quand il ont avec elle cette indéfinissable ressemblance qu'on trouve parfois entre l'œuvre et l'artiste ». Conclusion : Un acte libre n'est pas une action qui provient du moi d'en haut, le moi social forgé par les habitudes, l'éducation et les conseils d'autrui.

Par opposition un acte est libre quand nous rec onnaissons en lui le miroir de ce que nous sommes; le c ritère de l'acte libre est donc moins l'émanation du moi qui peut être trompeuse que l'expression de toute son âme.

O r puisque l'immens e majorité de nos actes provient de ce moi d'en haut, nous sommes très rarement libres et même « beaucoup vivent ainsi et meurent sans avoir connu la vraie liberté ».. »

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