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Averroès

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De l'Orient du Dâr al-Islâm, nous passons à son Extrême-Occident. Le climat spirituel est autre ; tandis qu'en Orient s'élabore le platonisme néo-zoroastrien de Sohramardî (préfigurant le dessein du Byzantin Gémiste Pléthon), nous venons ici en un climat où domine un penseur qui se veut consciemment et délibérément aristotélicien. La réputation des grands philosophes de l'Andalousie (Ibn Masarra, Ibn Badja, Ibn Tofayl) pâlit quelque peu devant le nom d'Averroès (Ibn Ruchd), le philosophe de Gordoue. Il semblerait que le souci dominant de chaque historien ait été de montrer qu'Averroès appartint à son propre camp, dans le grand débat mettant en cause les rapports de la philosophie et de la religion. Renan fit de lui un libre penseur avant la lettre, par réaction, des travaux des années 50 tendent à le montrer comme un apologiste du Coran, voire comme un théologien, le plus souvent sans s'expliquer sur le sens de ce mot. On ne devrait jamais oublier que les problèmes qui ont absorbé la chrétienté, n'ont pas forcément leurs équivalents exacts en Islam ; ne pas oublier surtout que ce dernier ignore tout magistère dogmatique analogue à celui de l'Église. En fait, le propos d'Averroès est déterminé par un impérieux discernement des esprits, le texte religieux comporte une lettre exotérique (zâhir) et un ou plusieurs sens ésotériques (bâtin) ; mais l'on provoquerait les pires catastrophes psychologiques et sociales en dévoilant intempestivement aux ignorants et aux faibles le sens ésotérique des enseignements religieux. Néanmoins, il s'agit toujours d'une même vérité se présentant à des plans d'interprétation différents. Il était abusif d'attribuer à Averroès lui-même l'idée de deux vérités contradictoires. Pour en arriver là, il fallait tout ignorer des propriétés de cette opération mentale qui s'appelle ta'wîl, c'est-à-dire exégèse symbolique. Précisément, on ne peut étudier le ta'wîl pratiqué par Averroès, sans connaître comment il fut mis en oeuvre ailleurs, chez un Avicenne, un Sohrawardi, d'une manière générale dans le soufisme et dans le chi'isme, et par excellence dans l'ismaélisme. La comparaison peut alors dégager les motifs et les conséquences de la cosmologie d'Averroès qui aboutit à détruire la seconde hiérarchie de l'angélologie avicennienne, celle des Âmes célestes représentant en propre le monde des Images et de l'imagination active, par qui subsiste l'univers des symboles. Avec la disparition de ce monde intermédiaire, s'efface l'idée d'une nouvelle naissance de l'âme liée à sa progression dans la nuit des symboles. Le ta'wîl peut dégénérer en pure technique. Au lieu de s'interroger sur le rationalisme d'Averroès en présupposant les données qui furent propres aux conflits internes de la pensée chrétienne, il convient d'insérer la question dans le seul contexte qui lui donne son sens vrai. Parce que son propos est de restaurer une cosmologie qui soit dans le pur esprit d'Aristote, Averroès reproche à Avicenne son schéma triadique qui interpose l'Âme céleste entre l'Intelligence séparée et l'orbe céleste. Le moteur de chaque orbe est une vertu, une énergie finie, acquérant une puissance infinie par le désir qui le meut vers un être qui n'est ni un corps, ni une puissance subsistant dans un corps, mais une Intelligence séparée qui meut ce désir comme étant sa cause finale. C'est par homonymie, pure métaphore, que l'on peut donner le nom d'âme à cette énergie motrice, à ce désir qui est un pur acte d'intellection. Ce qui motive cette critique, c'est une prise de position fondamentale contre l'émanatisme avicennien, contre l'idée d'une procession successive des Intelligences à partir de l'Un. Dans ce qui l'apparente encore à l'idée de création, cette idée est inintelligible à un péripatéticien de stricte observance. Il n'est point de cause créatrice. S'il existe une hiérarchie dans la cosmologie, c'est parce que le moteur de chaque orbe désire non seulement l'intelligence particulière à son Ciel, mais également l'Intelligence suprême. Celle-ci peut alors en être dite la cause, non point comme émanatrice, mais au sens où " ce qui est compris " est cause de " ce qui le comprend ", c'est-à-dire comme cause finale. De même que toute substance intelligente et intelligible peut en ce sens être cause de plusieurs êtres, puisque chacun de ces êtres la comprend à sa manière, de même le Primum Movens puisque de Ciel en Ciel le moteur de chaque orbe le comprend différemment. Ainsi donc, ni création ni processions successives, mais simultanéité dans un commencement éternel, le principe rigoureux - Ex uno non fit nisi ununm - qui réglait le schéma néo-platonicien, est désormais dépassé, superflu et aboli. Mais une fois abolie la notion d'âme céleste, qu'en sera-t-il du principe qui fondait l'anthropologie avicennienne : l'homologie entre Anima cælestis et anima humana ? l'homologie entre le rapport de l'âme humaine avec l'Intelligence angélique active, et le rapport de chaque Âme céleste avec l'Intelligence vers laquelle la meut son désir ? Comment serait encore possible le voyage mystique vers l'Orient en compagnie de Hayy ibn Yaqzân ? Il faut encore remonter aux options décisives. Averroès maintient, d'accord avec Alexandre d'Aphrodise, l'idée d'une Intelligence séparée, mais refuse contrairement à lui l'idée que l'intelligence humaine en puissance soit une simple disposition liée à la complexion organique. Averroisme et alexandrisme vont départager les esprits en Occident, comme si le premier représentait une idée religieuse et le second l'incrédulité. Pour la première des deux thèses, Averroès sera accablé d'injures par les antiplatoniciens de la Renaissance (Georges Valla, Pomponazzi) ; mais ceux-ci ne prolongent-ils pas le refus de Duns Scot, rejetant l'idée que l'Intelligence agente soit une substance séparée, divine et immortelle, qui se peut conjoindre à nous par l'imagination ? D'autre part, cette intelligence humaine en puissance, indépendante de la complexion organique, n'est pas du tout celle de l'individu. A celui-ci ne reste qu'une disposition à recevoir les intelligibles, disposition périssable avec le corps. Averroès accepte que la matière soit le principe d'individuation ; dès lors l'individuel s'identifie au corruptible, l'immortalité ne peut être que générique. Tout ce que l'on peut dire, c'est qu'il y a de l'éternité dans l'individu, mais ce qu'il y a d'éternisable en lui appartient totalement à la seule Intelligence agente. Nous sommes bien ici à l'antipode de l'avicennisme, pour qui chaque individualité définie par la conscience de soi, est inaliénable. Tandis que l'avicennisme, en Occident comme en Iran, tendait à fructifier en vie mystique, l'averroisme latin aboutissait à un averroisme politique (Jean de Jandun, Marsile de Padoue, XIVe siècle). De ce point de vue, les noms d'Avicenne et d'Averroès pourraient être pris comme les symboles des destinées spirituelles de l'Orient et de l'Occident. Mais la divergence n'est point imputable au seul averroisme. Lorsque saint Thomas accorde à chaque individu un intellect agent mais non séparé, du même coup est interrompue la relation que l'individu en tant que tel entretenait par l'ange de la Révélation avec le plérôme céleste. L'autorité de l'Église se substitue à la norme personnelle de Hayy ibn Yaqzan. Au lieu que la norme religieuse, parce qu'initiation individuelle, signifiât liberté, c'est désormais contre elle, parce que socialisée, que se dresseront les insurrections de l'esprit et de l'âme. Cette norme socialisée pourra cesser d'être religieuse, virer du monothéisme au monisme ; ici surtout, il faut se garder d'homologies infondées. La religion islamique est dépourvue des organes d'un magistère dogmatique, dont elle pourrait léguer l'idée à la société qui en serait la laïcisation, et par lesquels celle-ci se prémunirait contre les " déviationnismes ". En chrétienté, la lutte contre ce magistère fut menée par la philosophie, qu'il avait lui-même contribué à rendre autonome. En revanche, ce n'est pas un averroisme politique qui pouvait conduire les Spirituels de l'Islam à se libérer d'une orthodoxie opprimante, mais cette voie du ta'wîl qui est sans analogue en Occident avec ce qu'elle fut pour l'ésotérisme ismaélien, par exemple. Ignorant la coupure dont naquit la philosophie comme telle, c'est d'une throsophie que l'effort aboutissait ici, c'est-à-dire d'une connaissance qui est salut, une gnose. Aussi bien, n'est-ce pas Averroès mais un autre grand Andalou, Ibn Arabî (né à Murcie en 1166, mort à Damas en 1240) qui devait influencer de façon décisive la forme de la pensée spirituelle en Islam, et son influence devait se conjuguer en Iran avec la théosophie de la Lumière, issue de Sohrawardi. De là ces contrastes symboliques : en Occident, alexandrisme et averroisme politique, en Orient, théosophies de l'Ishrâq et d'Ibn Arabi. Pour trouver à celles-ci des grandeurs homologues, il faudrait rassembler un christianisme dont les représentants par excellence seraient un Jean Scot Erigène et un Jacob Boehme.

« Averroès 1126-1198 De l'Orient du Dâr al-Islâm, nous passons à son Extrême-Occident.

Le climat spirituel est autre ; tandis qu'en Orient s'élabore le platonisme néo-zoroastrien de Sohramardî (préfigurant le dessein du Byzantin Gémiste Pléthon), nous venons ici en un climat où domine un penseur qui se veut consciemment et délibérément aristotélicien.

La réputation des grands philosophes de l'Andalousie (Ibn Masarra, Ibn Badja, Ibn Tofayl) pâlit quelque peu devant le nom d'Averroès (Ibn Ruchd), le philosophe de Gordoue.

Il semblerait que le souci dominant de chaque historien ait été de montrer qu'Averroès appartint à son propre camp, dans le grand débat mettant en cause les rapports de la philosophie et de la religion.

Renan fit de lui un libre penseur avant la lettre, par réaction, des travaux des années 50 tendent à le montrer comme un apologiste du Coran, voire comme un théologien, le plus souvent sans s'expliquer sur le sens de ce mot.

On ne devrait jamais oublier que les problèmes qui ont absorbé la chrétienté, n'ont pas forcément leurs équivalents exacts en Islam ; ne pas oublier surtout que ce dernier ignore tout magistère dogmatique analogue à celui de l'Église.

En fait, le propos d'Averroès est déterminé par un impérieux discernement des esprits, le texte religieux comporte une lettre exotérique (zâhir) et un ou plusieurs sens ésotériques (bâtin) ; mais l'on provoquerait les pires catastrophes psychologiques et sociales en dévoilant intempestivement aux ignorants et aux faibles le sens ésotérique des enseignements religieux.

Néanmoins, il s'agit toujours d'une même vérité se présentant à des plans d'interprétation différents.

Il était abusif d'attribuer à Averroès lui-même l'idée de deux vérités contradictoires.

Pour en arriver là, il fallait tout ignorer des propriétés de cette opération mentale qui s'appelle ta'wîl, c'est-à-dire exégèse symbolique .

Précisément, on ne peut étudier le ta'wîl pratiqué par Averroès, sans connaître comment il fut mis en œuvre ailleurs, chez un Avicenne, un Sohrawardi, d'une manière générale dans le soufisme et dans le chi'isme, et par excellence dans l'ismaélisme.

La comparaison peut alors dégager les motifs et les conséquences de la cosmologie d'Averroès qui aboutit à détruire la seconde hiérarchie de l'angélologie avicennienne, celle des Âmes célestes représentant en propre le monde des Images et de l'imagination active, par qui subsiste l'univers des symboles.

Avec la disparition de ce monde intermédiaire, s'efface l'idée d'une nouvelle naissance de l'âme liée à sa progression dans la nuit des symboles.

Le ta'wîl peut dégénérer en pure technique.

Au lieu de s'interroger sur le rationalisme d'Averroès en présupposant les données qui furent propres aux conflits internes de la pensée chrétienne, il convient d'insérer la question dans le seul contexte qui lui donne son sens vrai. Parce que son propos est de restaurer une cosmologie qui soit dans le pur esprit d'Aristote, Averroès reproche à Avicenne son schéma triadique qui interpose l'Âme céleste entre l'Intelligence séparée et l'orbe céleste.

Le moteur de chaque orbe est une vertu, une énergie finie, acquérant une puissance infinie par le désir qui le meut vers un être qui n'est ni un corps, ni une puissance subsistant dans un corps, mais une Intelligence séparée qui meut ce désir comme étant sa cause finale.

C'est par homonymie, pure métaphore, que l'on peut donner le nom d'âme à cette énergie motrice, à ce désir qui est un pur acte d'intellection.

Ce qui motive cette critique, c'est une prise de position fondamentale contre l'émanatisme avicennien, contre l'idée d'une procession successive des Intelligences à partir de l'Un.

Dans ce qui l'apparente encore à l'idée de création, cette idée est inintelligible à un péripatéticien de stricte observance.

Il n'est point de cause créatrice.

S'il existe une hiérarchie dans la cosmologie, c'est parce que le moteur de chaque orbe désire non seulement l'intelligence particulière à son Ciel, mais également l'Intelligence suprême.

Celle-ci peut alors en être dite la cause, non point comme émanatrice, mais au sens où “ ce qui est compris ” est cause de “ ce qui le comprend ”, c'est-à-dire comme cause finale.

De même que toute substance intelligente et intelligible peut en ce sens être cause de plusieurs êtres, puisque chacun de ces êtres la comprend à sa manière, de même le Primum Movens puisque de Ciel en Ciel le moteur de chaque orbe le comprend différemment.

Ainsi donc, ni création ni processions successives, mais simultanéité dans un commencement éternel, le principe rigoureux — Ex uno non fit nisi ununm — qui réglait le schéma néo-platonicien, est désormais dépassé, superflu et aboli. Mais une fois abolie la notion d'âme céleste, qu'en sera-t-il du principe qui fondait l'anthropologie avicennienne : l'homologie entre Anima cælestis et anima humana ? l'homologie entre le rapport de l'âme humaine avec l'Intelligence angélique active, et le rapport de chaque Âme céleste avec l'Intelligence vers laquelle la meut son désir ? Comment serait encore possible le voyage mystique vers l'Orient en compagnie de Hayy ibn Yaqzân ? Il faut encore remonter aux options décisives.

Averroès maintient, d'accord avec Alexandre d'Aphrodise, l'idée d'une Intelligence séparée, mais refuse contrairement à lui l'idée que l'intelligence humaine en puissance soit une simple disposition liée à la complexion organique.

Averroisme et alexandrisme vont départager les esprits en Occident, comme si le premier représentait une idée religieuse et le second l'incrédulité.

Pour la première des deux thèses, Averroès sera accablé d'injures par les antiplatoniciens de la Renaissance (Georges Valla, Pomponazzi) ; mais ceux-ci ne prolongent-ils pas le refus de Duns Scot, rejetant l'idée que l'Intelligence agente soit une substance séparée, divine et immortelle, qui se peut conjoindre à nous par l'imagination ? D'autre part, cette intelligence humaine en puissance, indépendante de la complexion organique, n'est pas du tout celle de l'individu.

A celui-ci ne reste qu'une disposition à recevoir les intelligibles, disposition périssable avec le corps.

Averroès accepte que la matière soit le principe d'individuation ; dès lors l'individuel s'identifie au corruptible, l'immortalité ne peut être que générique.

Tout ce que l'on peut dire, c'est qu'il y a de l'éternité dans l'individu, mais ce qu'il y a d'éternisable en lui appartient totalement à la seule Intelligence agente.

Nous sommes bien ici à l'antipode de l'avicennisme, pour qui chaque individualité définie par la conscience de soi, est inaliénable. Tandis que l'avicennisme, en Occident comme en Iran, tendait à fructifier en vie mystique, l'averroisme latin aboutissait à un averroisme politique (Jean de Jandun, Marsile de Padoue, XIVe siècle).

De ce point de vue, les noms d'Avicenne et d'Averroès pourraient être pris comme les symboles des destinées spirituelles de l'Orient et de l'Occident.

Mais la divergence n'est point imputable au seul averroisme. Lorsque saint Thomas accorde à chaque individu un intellect agent mais non séparé, du même coup est interrompue la relation que l'individu en tant que tel entretenait par l'ange de la Révélation avec le plérôme céleste.

L'autorité de l'Église se substitue à la norme personnelle de Hayy ibn Yaqzan.

Au lieu que la norme religieuse, parce qu'initiation individuelle, signifiât liberté, c'est désormais contre elle, parce que socialisée, que se dresseront les insurrections de l'esprit et de l'âme.

Cette norme socialisée pourra cesser d'être religieuse, virer du monothéisme au monisme ; ici surtout, il faut se garder d'homologies infondées.

La religion islamique est dépourvue des organes d'un magistère dogmatique, dont elle pourrait léguer l'idée à la société qui en serait la laïcisation, et par lesquels celle-ci se prémunirait contre les “ déviationnismes ”.

En chrétienté, la lutte contre ce magistère fut menée par la philosophie, qu'il avait luimême contribué à rendre autonome.

En revanche, ce n'est pas un averroisme politique qui pouvait conduire les Spirituels de l'Islam à se libérer d'une orthodoxie opprimante, mais cette voie du ta'wîl qui est sans analogue en Occident avec ce qu'elle fut pour l'ésotérisme ismaélien, par exemple. Ignorant la coupure dont naquit la philosophie comme telle, c'est d'une throsophie que l'effort aboutissait ici, c'est-à-dire d'une connaissance qui est salut, une gnose.

Aussi bien, n'est-ce pas Averroès mais un autre grand Andalou, Ibn Arabî (né à Murcie en 1166, mort à Damas en 1240) qui devait influencer de façon décisive la forme de la pensée spirituelle en Islam, et son influence devait se conjuguer en Iran avec la théosophie de la Lumière, issue de Sohrawardi. De là ces contrastes symboliques : en Occident, alexandrisme et averroisme politique, en Orient, théosophies de l'Ishrâq et d'Ibn Arabi. Pour trouver à celles-ci des grandeurs homologues, il faudrait rassembler un christianisme dont les représentants par excellence seraient un Jean Scot Erigène et un Jacob Boehme.. »

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