A-t-on besoin d'utopie ?
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Avant d'être un nom commun, synonyme de chimère, de rêve ou de projet irréalisables, l'utopie est d'abord le
nom d'une œuvre et, par glissement de sens, celui d'un genre littéraire ; on parle ainsi des utopies de Saint-Simon,
d'Owen, de Fourier, etc.
Or, d'une manière générale, les utopies possèdent une teneur sociopolitique, critiquant les
maux de la société et proposant une alternative dans un nouveau modèle de société.
Cependant, s'il faut nous
interroger sur la teneur de l'utopie comprise en ce sens, la présence du terme « besoin » dans notre libellé nous
invite à prendre en considération l'utopie en un sens large, comme structure de l'imaginaire.
L'utopie n'est alors pas
très éloignée de l'idéal, c'est-à-dire de la perfection rêvée aussi bien de ce qui masque ou voile la réalité, pour
rependre les mots de Nietzsche.
De ce point de vue, si l'utopie politique se veut réformatrice et progressiste,
l'utopie-idéal pourrait renvoyer à un mécanisme de défense, une manière instinctive de fuir le réel, car qu'évoque le
besoin si ce n'est une exigence vitale.
I – Aux origines de l'utopie
Avant de prendre le sens courant de rêve ou de projet irréalisables, au sens où l'on s'exclame : « c'est
utopique ! » ou « c'est une utopie ! », le terme même renvoie à l'œuvre de Thomas More, publiée en 1516 et
intitulée Utopia.
Le terme est formé à partir du grec topos, lieu et évoque un lieu imaginaire, qui n'existe nulle part,
si ce n'est dans l'imagination elle-même.
Pour More, il s'agit d'une île, qui porte le nom de pays d'Utopie ou de
République des Utopiens et elle constitue un prétexte à la proposition d'un modèle de meilleur gouvernement
possible.
C'est donc dès le départ que l'utopie se retrouve lié à la sphère politique.
Avant qu'elle ne désigne n'importe
quel songe creux qui ne tient pas compte de la réalité, elle correspond à la quête d'un gouvernement meilleur et plus
juste, à partir de la constatation des maux qui minent la société actuelle.
En ce sens, la République de Platon a
souvent été qualifiée de première utopie, puisqu'il s'agit de l'élaboration d'une Cité idéale : celle-ci repose sur la
justice, c'est-à-dire sur l'agencement harmonieux et rationnel de ses parties, en accord avec celui qu'on trouve
dans l'âme entre ses différentes parties.
Si l'on considère que l'âme humaine se divise en trois parties, la première
correspondant à la région du bas-ventre (epithumia) et qui renvoie au désir ; la seconde, qui se localise près du
cœur (thymos), évoquant le courage et la troisième, la partie rationnelle, passant par le calcul raisonné ; si, en
outre, on considère que l'individu juste se définit comme celui qui soumet ses désirs aléatoires à un calcul raisonné,
la raison trouvant dans le courage la force pour s'imposer aux désirs, alors, de manière analogue, la Cité se répartit
en trois classes : le peuple, qui correspond à la partie désirante de l'âme ; les guerriers, qui correspondent au
courage ; les dirigeants, qui gardent la loi et administrent la Cité.
Contre des modèles politiques disharmonieux, Platon propose donc un modèle de Cité où chacun connaît sa
place, y accomplit la tâche qui lui convient et participe au bien-être général, la justice et l'unité s'imposant d'ellesmêmes.
Ce modèle se fondant, pour Platon, sur la connaissance des Idées, c'est-à-dire une connaissance idéale.
II – Bergson : la fonction fabulatrice
Si l'on en croit l'exemple platonicien, il est indéniable que l'utopie possède
une dimension clairement politique.
Elle se distingue en cela du mythe de l'âge
d'or ou de la découverte de l'Eldorado, où l'onirique occupe toute la place, c'està-dire où le rêve fantasmé d'une vie meilleure, bienheureuse et soustraite au
labeur est prédominant.
Toutefois, en tant qu'elles révèlent la production d'un
idéal, proprement fictif et irréel, les utopies ressortissent aux productions de
l'imaginaire ; en ce sens, on peut les ramener, avec les mythes et les
constructions religieuses (mythe de l'Eden, Royaume des Cieux) à ce que
Bergson nomme, dans les Deux sources de la morale et de la religion, la fonction
fabulatrice.
Le concept même de fonction fabulatrice évoque, d'une part, la
dimension utopique et imaginaire : c'est la fabulation et, d'autre part, l'exigence
vitale, puisque la fabulation possède une fonction.
En effet, la notion de besoin
exprime les nécessités auxquelles doit se plier tout vivant s'il tend à conserver
son existence : ainsi, manger ou boire sont-ils des besoins.
Le besoin ce définit
donc comme ce qui, n'étant pas assouvi ou réalisé, met en péril la vie ellemême.
Or, Bergson entend montrer comment la fabulation prend sa source dans
la vie et ses exigences de perpétuation et de création.
En effet, pour Bergson, l'homme correspond à un arrêt sur le chemin de
l'évolution biologique, puisqu'il son apparition est liée à l'émergence de
l'intelligence.
Or, loin d'être un pas avant, ce surgissement marque un coup
d'arrêt dans l'évolution.
En proie à la réflexion, l'homme cesse d'agir et de créer pour réfléchir.
L'instinct n'a donc
d'autre moyen que de ruser afin d'assurer la pérennité de la vie.
C'est ainsi que surgit la « fonction fabulatrice »,
mise au service de la préservation de l'espèce, par une sorte de ruse de la vie.
Les premières croyances religieuses,
les mythes, c'est-à-dire les utopies au sens de productions imaginaires, fictives et réconfortantes, permettent
d'assurer la cohésion de la communauté.
Comme le dit Bergson, « la religion est une réaction défensive de la nature
contre le pouvoir dissolvant de l'intelligence ».
Si l'homme peut prendre conscience de sa mortalité, la construction
de fables et de récits eschatologiques (qui lui assurent la vie dans l'au-delà, par exemple) lui permet de conjurer
cette angoisse.
En ce sens, l'utopie apparaît vitale pour permettre à l'homme de continuer à vivre, à supporter
l'existence..
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