Devoir de Philosophie

Peut-on vivre sans oublier ?

Publié le 19/03/2009

Extrait du document

b) Conscience rêveuse et conscience attentive ?

Ainsi, la conscience étant mémoire, notre passé nous accompagne intégralement et «se penche sur le présent«. Dans ces conditions le problème n'est plus d'expliquer la conservation du passé, mais au contraire d'expliquer l'oubli. Car si la conscience est mémoire, si le passé se conserve automatiquement en nous, pourquoi n'avons-nous pas toujours conscience de ce dernier, pourquoi l'oublions-nous ? C'est qu'il faut considérer qu'il y a deux types de conscience, ou plutôt que la conscience possède deux états ou deux niveaux. On peut en effet distinguer la « conscience rêveuse « et « la conscience attentive «. 1) La conscience rêveuse se détache du réel, s'en désintéresse, tend vers une «perte de conscience«, au point de conduire au sommeil. Elle évolue dans la durée et ne se ferme donc pas au passé. «Un être humain, remarque Bergson, qui rêverait son existence au lieu de la vivre tiendrait sans doute ainsi sous son regard, à tout moment, la multitude infinie des détails de son histoire passée. « (id., p.

L'enjeu du sujet est assez directement identifiable, mais il est paradoxal : il s'agit de savoir dans quelle mesure l'oubli est constitutif de la condition humaine. Or, si l'homme oublie, c'est d'abord parce qu'il est temporel et qu'il s'inscrit dans le temps par sa mémoire. L'oubli n'est pas seulement le simple fait de pas avoir de mémoire, c'est le fait de perdre la mémoire, de ne pas conserver les traces du passé, alors même qu'elles ont, semble-t-il, une existence organique (dans le cerveau, par l'intermédiaire des perceptions sensibles). C'est donc à deux niveaux que la question du sujet se pose. En un premier temps, il faut souligner l'impact du temps sur la condition humaine : l'homme voit le temps passer, il n'a pas de prise sur lui, il ne peut pas fondamentalement l'arrêter. L'oubli est donc le témoin de sa finitude : il nous rappelle constamment que nous sommes limités. Mais si le temps est vécu comme une condamnation (cf. le mythe de la chute), il ouvre aussi la possibilité d'un progrès (et cela dès Hésiode dans Les Travaux et les jours) : dans la perspective platonicienne, le temps permet à l'âme de se découvrir, et dans une perspective plus humaniste, il permet à l'homme de conquérir sa liberté. En ce sens la mémoire est constitutive de l'identité humaine : puisqu'elle «sauvegarde ce qui doit son existence aux hommes« (Hérodote), elle recueille les traces de sa liberté. C'est cela qui confère à l'histoire sa valeur (et c'est cette thèse que s'attachera à établir la seconde partie du devoir), c'est cela qui conduit l'homme à vouloir fixer son identité par ses œuvres ou par des institutions, par-delà la mort et le cycle des générations. Mais à un second niveau (troisième partie du devoir), l'oubli apparaît comme une nécessité de la vie : habité par le passé, l'homme ne peut plus accueillir le futur en acteur, en créateur : le passé doit être dépassé dans la joie, dans la joie vivante dont parle Nietzsche.

« 2) Nietzsche : l'oubli, condition d'une vie heureuse L'homme, observe Nietzsche, jalouse le bonheur de l'animal.

Il voit dans « letroupeau au pâturage » l'image d'un bonheur perdu, celui de l'Eden, duparadéisos.

Or, si l'animal goûte un tel bonheur, c'est qu'il n'a pas de passéparce qu'il n'a pas de mémoire.

Seul l'homme, en effet, dit «je me souviens»,et c'est parce qu'il se souvient qu'il lui est impossible de vivre heureux, devivre pleinement. a) La conscience du tempsC'est par la mémoire, conscience du passé, que l'homme acquiert laconscience du temps et donc celle de la fugitivité de toute chose,notamment de sa vie.

Il sait que ce qui a été n'est plus, et que ce qui est estdestiné à avoir été, à n'être plus.

Cette présence du passé l'empêche ainsi degoûter l'instant pur, et par conséquent le vrai bonheur.

Car «l'homme qui estincapable de s'asseoir au seuil de l'instant en oubliant tous les événementspassés, celui qui ne peut pas, sans vertige et sans peur, se dresser uninstant debout comme une victoire ne saura jamais ce qu'est un bonheur»(Considérations intempestives, II, 1).

C'est pourquoi l'homme «envie l'animalqui oublie aussitôt et qui voit vraiment mourir l'instant dès qu'il retombe dansla brume et la nuit et s'éteint à jamais.

L'animal vit d'une vie non historique,car il s'absorbe entièrement dans le moment présent» (id.). b) La conscience du devenirVivre avec la conscience du passé, c'est vivre dans la conscience du devenir, de ce constant écoulement de taréalité, de ce règne de l'Autre et du non-être.

Aussi «un homme qui serait incapable de rien oublier et qui seraitcondamné à ne voir partout qu'un devenir, celui-là ne croirait plus en soi, il verrait tout se dissoudre en une infinitéde points mouvants et finirait par se perdre dans ce torrent du devenir » (id). c) Le passé contre la volontéLe passé apparaît en outre à l'homme comme l'irréversible et l'irrémédiable.

L'instant présent, ouvert sur l'avenir, estle lieu du possible où peut s'exercer sa Volonté de puissance.

Le passé, au contraire, métamorphose et fige lacontingence du présent en la nécessité du «cela a été».

Dès lors la volonté ne peut que se briser sur cettepétrification du passé qui se donne comme le contre-vouloir de cette volonté.

«Le vouloir ne peut rien sur ce qui estderrière lui.

Ne pouvoir détruire le temps ni l'avidité dévorante du temps, telle est la détresse du vouloir.» {Ainsiparlait Zarathoustra, II, De la rédemption).

C'est pourquoi l'homme « s'arc-boute contre le poids de plus en pluslourd du passé qui l'écrase ou le dévie, qui alourdit sa démarche comme un invisible fardeau de ténèbres».

(Cons.int., id). d) L'homme du ressentiment• Sans l'oubli l'homme ne peut pleinement vouloir, il ne peut réellement agir: sans l'oubli l'homme est un être malade,il est l'homme du ressentiment.

Pour Nietzsche en effet la « santé » psychique dépend de la faculté de l'oubli « quin'est pas une simple vis inertiae, comme le croient les esprits superficiels ; c'est bien plutôt une faculté d'inhibitionactive, une faculté positive dans toute la force duterme ».

{Généalogie de la morale, II, 1).• Son rôle est d'empêcher l'envahissement de la conscience par les traces mnésiques, par les souvenirs.

Car alorsl'homme réagit à ces traces et cette réaction entrave l'action.

Par elles l'homme re-sent, et tant qu'elles sontprésentes à la conscience l'homme n'en finit pas de re-sentir.

«il n'en finit avec rien» (id).

Englué dans sa mémoire,l'homme s'en prend à l'objet de ces traces dont il subit l'effet avec un retard infini et veut en tirer vengeance : «Onn'arrive à se débarrasser de rien, on n'arrive à rien rejeter.

Tout blesse.

Les hommes et les choses s'approchentindiscrètement de trop près, tous les événements laissent des traces ; le souvenir est une plaie purulente.

» (EcceHomo, I, 6).

(Pour une analyse détaillée du mécanisme du ressentiment selon Nietzsche, cf.

G.

Deleuze, Nietzscheet la philosophie, pp.

128-133). 3) approche psychanalytique L'analyse nietzschéenne de la mémoire préfigure d'une certaine manière l'analyse de Freud.

Cependant ce dernier ainsisté sur les conséquences pathogènes d'une certaine forme d'oubli. a) L'oubli comme refoulement• Selon Freud, en effet, il convient de distinguer entre, d'une part, un oubli passif, qui est l'effacement du souveniret qui peut être considéré comme une défaillance sans signification de la mémoire, et, d'autre part, un oubli actif quiest le refoulement du souvenir et dont « l'essence ne consiste que dans le fait d'écarter et de maintenir à distancedu conscient», c'est-à-dire de rejeter dans l'inconscient, des souvenirs liés à des événements traumatisants dupassé et qui sont insupportables pour le moi.

L'oubli est donc un mécanisme de défense, et ce mécanisme est lui-même inconscient.• Ainsi dans le refoulement, et ceci est particulièrement notable dans les amnésies névrotiques, il n'y a pasproprement perte de souvenirs : « Il y a seulement rupture d'un lien qui devrait amener la reproduction, laréapparition de l'événement dans la mémoire.

» (Introduction à la psychanalyse, chap.

XVIII).. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles