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L'École de Paris (Sculpture)

Publié le 26/02/2010

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L'art de la sculpture a un caractère primaire, sinon primitif : il élève ses idoles dans l'espace de la même sorte que nous nous y tenons nous-mêmes, et les animaux et les arbres et les choses et la chose ou l'être que l'idole prétend représenter. C'est le premier acte magique, la première opération de l'homme démiurgique. Ce qui existe, ce qu'il voit autour de lui devient un modèle ; ce qui a été créé, il le crée à son tour en une exacte duplication, en une totale identité. Peindre est une opération plus élaborée, et par quoi l'homme ne se veut plus dieu, mais s'affirme homme et fait appel aux ressources de son esprit. Cette affirmation, il semble que la peinture moderne l'ait portée à son comble ; celle-ci a manifesté la plus extrême volonté de transposition, elle a proclamé la plus complète domination de l'esprit sur la nature. Aussi ses récentes révolutions ne pouvaient-elles laisser d'inquiéter la sculpture. Celle-ci, à qui sa nature même imposait de situer obstinément ses figures dans l'espace à trois dimensions, notre espace organique, naturel, réel, celui de notre pratique quotidienne, ne pouvait que tourner des regards d'envie vers le monde à deux dimensions dans lequel il semblait si aisé à la peinture de risquer ses fières spéculations intellectuelles, ses prestiges, ses artifices. Enfin, lorsque la peinture inventa le cubisme, la sculpture n'y put tenir et, renonçant à sa primitive et traditionnelle facilité, se chercha des obstacles à vaincre et tenta à son tour de créer des images où la nature ne se reconnût point et où l'esprit se satisfît.

« audacieux menus plaisirs que se procurèrent les premiers sculpteurs cubistes en ajustant ensemble des plaques demétal ou de carton et mille débris de matériaux insolites trouvés dans le hasard du bric-à-brac de la vie quotidienne.Ainsi accomplissaient-ils à leur façon la manoeuvre insolente et si puissamment vitale des peintres avec leurs papierscollés.

Pas plus qu'il n'y a hiérarchie de sujets ni de formes, il ne saurait y avoir hiérarchie de matériaux.

Ce qu'onappelait la nature, c'est-à-dire le monde extérieur, a changé pour nous depuis les temps où nos conventions ychoisissaient certains aspects privilégiés, dits paysages ou natures mortes, seuls dignes d'être reproduits et par desmoyens techniques eux-mêmes privilégiés.

Le débordement de l'urbanisme sur les campagnes, la vitesse, toutessortes de changements dans les comportements et usages familiers ont amené une démocratisation des motifscomme des éléments plastiques, et un guidon de bicyclette peut désormais être source de fable, de prestige et demétamorphose autant qu'un pommier et qu'une pomme.

Ainsi pouvons-nous savourer une joie d'aurore et debouffonne et sacrilège découverte dans ces premières années du cubisme où tant d'objets saugrenus franchirent leseuil du temple de la sculpture, tel le Verre d'absinthe de Picasso, les singulières combinaisons plastiques deLaurens, les ingénieuses et absurdes fabrications de Marcel Duchamp, annonciatrices des ready-mades.

Ce dernieravait pour frère Jacques Villon, c'est-à-dire l'un des plus hauts peintres de notre temps et ce Raymond Duchamp-Villon qui, mort des suites de la guerre de 14, doit, dans sa fulgurante carrière, être considéré comme le précurseurde la sculpture moderne.

On n'admirera jamais assez l'heureuse fortune qui fit naître ces trois frères également etdiversement doués et leur permit d'exercer autour d'eux une si efficace, rayonnante, excitante influence spirituelle. La désinvolte liberté qui régna alors dans le choix des matériaux devait naturellement porter certains sculpteurs versl'emploi du métal, et particulièrement les Catalans, héritiers de la tradition des ferronniers de leur pays, un Gargallopar exemple, Aragonais, mais qui a commencé sa carrière à Barcelone, et surtout González, auteur de figures auxformes cruelles, entre le monstre et l'abstraction.

Chez ce solitaire, l'imagination, qui est vigoureuse, va en effet à laplastique pure : le matériau commande, et c'est un matériau strict et dur ; et aussi les formes, car, selon la sévèredoctrine du moment, il ne s'agit que de formes, lesquelles s'engendrent les unes les autres et se combinent entreelles.

Mais le poète qui est en González ne peut que ces formes ne tendent à une suggestion humaine ou animale etne portent un nom.

Et la tension entre la familiarité de ce nom et la singularité de la machine qu'il affecte, a quelquechose de tragique et qui nous émeut. C'est que, d'une façon générale, tant d'aventures ne seraient restées que du domaine de la spéculation si ellesn'avaient été soutenues par de puissants et bien tranchés tempéraments créateurs.

Raymond Duchamp-Villon etLaurens et González étaient de ce nombre, et aussi les autres sculpteurs compagnons des peintres cubistes.

Ilsn'étaient point inégaux à ceux-ci, en originalité personnelle, bien trempée et caractérisée.

Chacun était porteur d'unlyrisme, qui est le nom qu'il faut donner à ce monde intérieur de sentiments, de prédilections, d'irrésistiblespenchants affectifs, d'inaliénables énergies, voire d'obsessions qui, chez les artistes de génie, accompagne leursinitiatives intellectuelles, leurs méthodes, leurs systèmes et sans quoi, ces initiatives, méthodes et systèmes neseraient qu'hypothèses sans application, stériles préceptes, gratuité académique.

Ce lyrisme, avec quelle force ilapparaît chez un Brancusi, poète des premiers âges, des âges pastoraux et qui, initié de naissance aux secrets dunombre d'or comme à ceux de la vie animale d'avant le déluge ou d'avant le péché, ne cesse de produire des formesanimées de ce qu'il faut appeler le sacré ! Ce sont aussi des lyriques qu'Archipenko, si résolu dans ses trouvailles,Csaky, si parfaitement élégant, si gracieux, Lipchitz, Zadkine.

Arrêtons-nous encore à ces deux derniers, que j'aimeparticulièrement, bien que profondément différents l'un de l'autre.

Mais une preuve de la puissance de cemouvement cubiste qui a bouleversé l'art de notre temps est justement la prodigieuse liberté que des théoriesapparemment rigoureuses ont produite, engendrant des artistes d'une individualité si marquée et chez chacundesquels se sont donné cours tant de divergentes aspirations.

Celles de Lipchitz portaient ce génie têtu à de vasteset robustes constructions, exigeant les plus solides connaissances techniques, mais qui aussi étaient impulsées parun violent instinct organique.

Les oeuvres de Lipchitz sont de savants monuments : ce sont aussi des créaturesvivantes, conduites par des forces, la force qui projette l'essor des oiseaux, la force qui enfle le chant, la force quisoutient la lutte, la force génésique.

On ne doit point s'étonner qu'en ce cubiste se soit, depuis quelques annéesdéveloppé un artiste baroque.

Sans doute aussi y a-t-il du baroque chez le cubiste Zadkine, et sans doute parcequ'il est, lui aussi, un lyrique et que tout lyrisme tend à l'expansion.

Expansion charmante chez celui-ci, et de l'ordredu caprice et de la fantaisie.

Une inspiration aussi vive dans l'humour que dans le tragique enflamme ce génie agile,jamais à court d'invention, constamment, inépuisablement heureux : l'impétuosité du coeur alliée à l'impétuosité del'intelligence. Les meilleurs peintres de cette luxuriante époque ont fait de la sculpture, suivant en cela l'exemple de tels de leursillustres devanciers, Daumier, Renoir, Gauguin, Degas.

Non seulement Picasso, déjà nommé, et de qui certains chefs-d'oeuvre de sculpture sont aussi décisifs et surprenants que ses chefs-d'oeuvre de peinture.

Mais aussi LaFresnaye, dont le cubisme sculptural est aussi lucide et lumineux que le cubisme pictural.

Mais aussi Matisse, qui,après avoir, dans sa jeunesse, suivi, voire égalé Rodin, a produit, à divers moments de sa carrière, des bronzes oùse retrouvent ses lucides, ses impérieuses volontés de dessin et de forme du même moment.

Et Léger, qui a traduiten sculpture polychrome certaines des formes allègres et violentes de sa peinture.

Enfin Braque.

Un jour que je metrouvais en visite dans l'atelier de celui-ci, je le vis s'arrêter devant une de ses sculptures, sa fameuse tête decheval, et murmurer : " Comme je suis cubiste tout de même ! " J'avais la chance de surprendre là un grand artisteen état de soudaine réflexion sur lui-même et sur un objet sorti de ses mains, véritablement devenu objet jusquepour lui-même.

Il refaisait l'itinéraire mental qui l'avait mené à cette fabrication et y vérifiait sa propre natureessentielle et initiale.

Et en effet, dans cette sculpture qui n'était pas l'image d'un cheval emporté, aux crinsflottants, telle qu'elle peut frapper notre rétine, et dont une nature d'artiste autre que celle d'un cubiste, un Berninpar exemple, aurait reproduit le mouvement ce qui se montrait et se démontrait c'étaient les principes du cubisme,tels que Braque les avait appliqués dans ses peintures, plus exactement les avait inventés.

C'étaient les mêmes. »

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