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DESCARTES: Les animaux parlent-ils ?

Publié le 16/04/2005

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Enfin il n'y a aucune de nos actions extérieures qui puisse assurer ceux qui les examinent que notre corps n'est pas seulement une machine qui se remue de soi-même, mais qu'il y a aussi en lui une âme qui a des pensées, excepté les paroles, ou autres signes faits à propos des sujets qui se présentent, sans se rapporter à aucune passion. Je dis les paroles, ou autres signes, parce que les muets se servent de signes en mêmes façon que nous de la voix ; et que ces signes soient à propos, pour exclure celui des fous, qui ne laisse pas d'être à propos des sujets qui se présentent, bien qu'il ne suive pas la raison ; et j'ajoute que ces paroles ou signes ne se doivent rapporter à aucune passion, pour exclure non seulement les cris de joie ou de tristesse, et semblables, mais aussi tout ce qui peut être enseigné par artifice aux animaux ; car si on apprend à une pie à dire bonjour à sa maîtresse, lorsqu'elle la voit arriver, ce ne peut être qu'en faisant de la prolation de cette parole devienne le mouvement de quelqu'une de ses passions ; à savoir, ce sera un mouvement de l'espérance qu'elle a de manger, si l'on a toujours accoutumé de lui donner quelque friandise lorsqu'elle l'a dit ; et ainsi toutes les choses qu'on fait faire aux chiens, aux chevaux et aux singes, ne sont que des mouvements de leur crainte de leur espérance, ou de leur joie, en sorte qu'ils les peuvent faire sans aucune pensée. Or il est, ce me semble, fort remarquable que la parole, étant ainsi définie, ne convient qu'à l'homme seul. Car, bien que Montaigne et Charron aient dit qu'il y a plus de différence d'homme à homme, que d'homme à bête, il ne s'est toutefois jamais trouvé aucune bête si parfaite, qu'elle ait usé de quelque signe, pour faire entendre à d'autres animaux quelque chose qui n'eût point de rapport à ses passions ; et il n'y a point d'homme si imparfait, qu'il n'en use ; en sorte que ceux qui sont sourds et muets, inventent des signes particuliers, par lesquels ils expriment leurs pensées. Ce qui me semble un très fort argument pour prouver que ce qui fait que les bêtes ne parlent point comme nous, est qu'elles n'ont aucune pensée, et non point que les organes leur manquent. Et on ne peut dire qu'elles parlent entre elles, mais que nous ne les entendons pas ; car comme les chiens et quelques autres animaux nous expriment leur passion, ils nous exprimeraient aussi bien leurs pensées, s'ils en avaient... Je sais bien que les bêtes font beaucoup de choses mieux que nous, mais je ne m'en étonne pas; car cela même sert à prouver qu'elles agissent naturellement et par ressorts, ainsi qu'une horloge laquelle montre bien mieux l'heure qu'il est que notre jugement ne nous l'enseigne. Et sans doute que, lorsque les hirondelles viennent au printemps, elles agissent en cela comme des horloges... DESCARTES

Ce texte reprend, sous une forme plus ramassée, ce que Descartes avait dit du langage dans la Cinquième partie du Discours de la Méthode. Il nous donne l'occasion de préciser la nature du langage selon Descartes, de rappeler comment le fait du langage permet au philosophe d'admettre l'existence d'autres âmes que la sienne propre, de distinguer radicalement l'homme de tous les animaux, de refuser de prolonger la thèse de l'animal-machine par celle d'un homme-machine (qui sera au XVIIIe siècle la thèse de La Mettrie), le langage privilège de l'homme étant précisément le signe auquel nous reconnaissons que nous sommes une substance pensante et pas seulement un automate.

L'homme-machine dérive de l'animal-machine de Descartes mais La Mettrie entend pousser le mécanisme cartésien jusqu'au maximum de ses conséquences logiques: tout ce que la métaphysique cartésienne attribuait à l'âme (pensées, ides innées) peut être expliqué matériellement. Tout en l'homme n'est que mécanisme et il revient à la science d'en rendre compte.  

 

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« Descartes avait insisté sur ce point dans la Cinquième partie du Discours de la Méthode : « Jamais desmachines ne pourraient user de paroles ni d'autres signes en les composant comme nous faisons pourdéclarer aux autres nos pensées. Car on peut bien concevoir qu'une machine soit tellement faite qu'elle profère des paroles et même qu'elle enprofère quelques-unes à propos des actions corporelles qui causeront quelques changements en ses organes; comme si on la touche en quelque endroit qu'elle demande ce qu'on veut lui dire, si en un autre qu'elle criequ'on lui fait mal et choses semblables; mais non pas qu'elle les arrange diversement pour répondre au sensde tout ce qui se dira en sa présence.

» Une machine préalablement programmée peut répondre à unstimulus donné par une réaction déterminée.

Mais seul le langage humain peut inventer un nouvelarrangement de mots approprié à une situation nouvelle.

Le corps parlant est donc habité par une âme, parune raison qui est « un instrument universel qui peut servir à toutes sortes de rencontres» tandis que desorganes mécaniques « ont besoin de quelques particulières dispositions pour chaque action particulière ».Cordemoy, disciple de Descartes, dans son Discours physique de la Parole (1666) développera ce thèmecartésien : aucune explication mécanique ne saurait rendre compte de la cohérence d'un discours ajusté àune situation inédite.

C'est ce pouvoir d'innover qui est la preuve irrécusable de la nature non mécanique dulangage : « Les Paroles que j'entends proférer à des Corps faits comme le mien n'ont presque jamais lamesme suite...

Parler n'est pas répéter les mesmes paroles dont on a eu l'oreille frappée mais...

c'est enproférer d'autres à propos de celles-là.

» Le langage est donc, pouvons-nous conclure, « le seul signecertain d'une pensée latente dans le corps » (lettres de Descartes à Morus, 5-2-1649).Je dis les paroles ou autres signes parce que les muets se servent de signes.Le langage n'est pas la faculté d'émettre des sons, mais de faire correspondre des signes (quelconques) àdes pensées.

Descartes l'avait dit dans le Discours de la Méthode « Les pies et les perroquets peuventproférer des paroles ainsi que nous et toutefois ne peuvent parler ainsi que nous, c'est-à-dire en témoignantqu'ils pensent ce qu'ils disent, au lieu que les hommes qui étant sourds et muets sont privés des organes quiservent aux autres pour parler, ont coutume d'inventer d'eux-mêmes quelques signes par lesquels il se fontentendre.

» La parole humaine n'est que l'utilisation intelligente, à titre de signes, des sons émis par lesorganes vocaux.

Et il y a d'autres signes possibles que les sons de la voix.

Pour citer un cas limite, encoreplus probant que l'exemple cartésien du sourd-muet, rappelons qu'Hélène Keller, sourde, muette, aveugle apu s'initier au langage en constituant en signes des données exclusivement tactiles.

On lui mettait la mainsous le robinet en dessinant sur l'autre main avec une aiguille les lettres qui composent le mot « water ».

Lejour où elle a compris qu'il y avait un rapport de symbole entre les deux impressions, celle de l'eau et celle del'aiguille qui la piquait selon une certaine forme, elle possédait le secret du langage.

Le langage est uneactivité symbolique, artificielle de l'intelligence qui peut s'exercer par des organes quelconques.

Notons quele larynx, le voile du palais, la langue ne sont eux-mêmes que des « organes d'emprunt » du langage, commedit aujourd'hui le docteur Ombredane, puisque ce sont d'abord des organes de respiration et d'alimentationet qu'ils le demeurent d'ailleurs lorsque la parole s'est constituée. ...

sans exclure le parler des fous bien qu'il ne suive pas la raison.

Le parler des perroquets — qui n'estinspiré par aucune pensée n'est pas un langage.

Mais le parler des hommes fous doit être tenu pour unlangage véritable « bien qu'il ne suive pas la raison », dit expressément Descartes.

Il l'avait déjà noté dans leDiscours de la Méthode « C'est une chose bien remarquable qu'il n'y a point d'hommes si hébétés et sistupides sans en excepter même les insensés, qu'ils ne soient capables d'arranger ensemble diverses paroles.» Il le répétera dans la lettre à Morus.

Tous les hommes « usent du langage même ceux qui sont stupides ouprivés d'esprit ».

Il y a là un problème délicat : Si le langage est la marque de la raison et par là même « lavraie différence entre les hommes et les bêtes » (Lettre à Morus), pourquoi les paroles des insensés sont-elles tenues pour langage véritable? Faut-il penser avec Noam Chomsky (La linguistique cartésienne, éd.

duSeuil, 1969) que « l'accent est pour sur l'aspect créateur de l'utilisation du langage plus que sur son aspectrationnel; faut-il penser que « la distinction fondamentale qui sépare le langage humain des systèmes decommunication animaux, purement fonctionnels et mus par des stimuli » (p.

27), c'est précisément cettepuissance d'innovation, de créativité, dont il persiste des traces chez les fous eux-mêmes? Nous pensonsque l'insistance avec laquelle Descartes parle du langage des hommes « hébétés » ou « insensés » eux-mêmes s'explique parce qu'il veut avant tout établir entre l'homme et l'animal une différence de nature etpas une différence de degrés.

Le Discours de la Méthode l'avait bien précisé : il ne faut pas dire que lesbêtes « ont moins de raison que l'homme mais qu'elles n'en ont pas du tout ».

L'animal le plus intelligent nes'élève pas au niveau du langage alors que l'homme le plus sot ou le plus fou continue de parler.

Le peu deraison qui demeure en lui suffit à le distinguer radicalement de l'animal le plus évolué.

Le fou ou l'idiot ne sontpas des animaux Ce sont des êtres raisonnables mutilés.

En ce sens l'exemple de l'homme fou — et qui parle— est le cas-limite qui justifie la thèse cartésienne du langage, privilège de l'animal raisonnable.

Le langagereste la marque spécifique de la raison, justement, comme dit le Discours, parce qu'«il n'en faut que fort peupour savoir parler ».

Entre les animaux dont aucun ne parle et les hommes qui parlent tous il y a unedifférence radicale.Bien que Montaigne et Charron aient dit qu'il y a plus de différence d'homme à homme que d'homme à bête.Le point de vue cartésien se situe entre deux thèses extrêmes : l'une qui sera au XVIII siècle celle dumatérialisme mécaniste (La Mettrie considérera que l'homme lui-même est une machine, plus compliquée maisanalogue à l'animal : « L'homme est au singe ce que le pendule planétaire de Huyghens est à une montre deJulien Le Roy »).

L'autre était la thèse de Montaigne, au XVI siècle, exposée dans les Essais notammentdans le chapitre sur l'Apologie de Raimond Sebond (Livre II, chap.

XII).

Pour Montaigne l'animal possède uneintelligence analogue à l'intelligence humaine.. »

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