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Bergson: apprendre par coeur

Publié le 19/04/2005

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J'étudie une leçon, et pour l'apprendre par coeur, [...] je la répète ensuite un certain nombre de fois. À chaque lecture nouvelle un progrès s'accomplit ; les mots se lient de mieux en mieux ; ils finissent par s'organiser ensemble. À ce moment précis je sais ma leçon par coeur ; on dit qu'elle est devenue souvenir, qu'elle s'est imprimée dans ma mémoire. Je cherche maintenant comment la leçon a été apprise, et je me représente les phases par lesquelles j'ai passé tour à tour. Chacune des lectures successives me revient alors à l'esprit avec son individualité propre ; je la revois avec les circonstances qui l'accompagnaient et qui l'encadrent encore ; elle se distingue de celles qui précèdent et de celles qui suivent par la place même qu'elle a occupée dans le temps ; bref, chacune de ces lectures repasse devant moi comme un événement déterminé de mon histoire. On dira encore que ces images sont des souvenirs, qu'elles se sont imprimées dans ma mémoire. On emploie les mêmes mots dans les deux cas. S'agit-il bien de la même chose ? Le souvenir de la leçon, en tant qu'apprise par coeur, a tous les caractères d'une habitude. Comme l'habitude, il a exigé la décomposition d'abord, puis la recomposition de l'action totale. Comme tout exercice habituel du corps, enfin, il s'est emmagasiné dans un mécanisme qu'ébranle tout entier une impulsion initiale, dans un système clos de mouvements automatiques, qui se succèdent dans le même ordre et occupent le même temps. Au contraire, le souvenir de telle lecture particulière [...] n'a aucun des caractères de l'habitude. L'image s'en est nécessairement imprimée du premier coup dans la mémoire, puisque les autres lectures constituent, par définition même, des souvenirs différents. C'est comme un événement de ma vie ; il a pour essence de f porter une date, et de ne pouvoir par conséquent se répéter. Tout ce que les lectures ultérieures y ajouteraient ne ferait qu'en altérer la nature originelle. Bergson

Au début du chapitre II de Matière et mémoire, intitulé « de la reconnaissance des images, la mémoire et le cerveau «, Bergson s’interroge sur la manière dont le passé continue à exister en l’homme. La mémoire est précisément la manière dont le passé continue à exister en l’homme. Or si l’on se réfère à l’expérience que l’on a soi-même de cette existence, il semble à Bergson qu’il y a deux formes apparentes de la mémoire : la mémoire –habitude et la mémoire-souvenir. La première serait une mémoire du corps où le passé survivrait dans des mécanismes moteurs, tandis que la seconde serait une mémoire de l’esprit où le passé se survivrait dans des souvenirs indépendants. Pourtant nous n’avons pas de connaissance immédiate de deux formes de la mémoire. Au contraire, dans la vie quotidienne, nous ne semblons expérimenter qu’une seule forme de mémoire comme le prouve notre usage unilatéral du mot souvenir.

Ces deux formes de la mémoire existent-elles et quelles sont les expériences psychiques qui nous permettent de déduire leur existence ? Il s’agit en effet de faire apparaître une différence de nature entre deux types de souvenir pour déduire une différence de nature entre deux formes de mémoire. Or cette différence de nature entre deux types de souvenirs est masquée par une confusion résultant du langage: «  on emploie les mêmes mots dans les deux cas . S’agit-il bien de la même chose ? « ( ligne 12-13) Par conséquent, la stratégie argumentative de Bergson consiste à opposer à la confusion du langage la réalité hétérogène des faits psychiques afin de faire apparaître deux formes de mémoire différentes par nature.

Pour ce faire, il procède dans une première partie ( ligne 1 à 13) à l’analyse d’une situation d’apprentissage l’étude d’une leçon où il distingue deux points de vue : celui par lequel j’apprend par cœur, puis celui par lequel je cherche comment la leçon a été apprise. C’est après avoir douté de l’identité de ces expériences psychiques confondues sous le mot souvenir qu’il distingue deux formes de souvenirs par une comparaison analogique avec l’habitude ; une qui lui ressemble, l’autre qui en diffère.

 

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« II Comparaison analogique avec l'habitude _ Pour faire apparaître que ces deux types de souvenir ne se confondent pas, mais bien plutôt diffèrent, Bergsonuse d'une comparaison méthodique fondée sur une analogie avec l'habitude.

L'habitude désigne le résultat d'unerépétition qui finit par s'incarner dans le corps.

Ainsi l'habitude est acquise et, nécessite un apprentissage qui larapproche de la mémoire du corps.

La mémoire du corps désigne la survivance du passé sous la forme demécanismes moteurs.

Or le souvenir de la leçon apprise par cœur a tous les caractères d'une habitude.

Quels sontles propriétés de l'habitude qui fondent cette analogie ?_ Tout d'abord, le souvenir de la leçon comme l'habitude loin d'être donné, a été produit et créé dans un processusd'apprentissage.

Or ce processus a exigé une segmentation, une décomposition pour faciliter une appropriationprogressive.

Ainsi la leçon n'est pas apprise en une seule fois, mais par petits segments mis bout à bout ; de mêmeune chorégraphie de danse se décompose en une multiplicité de gestes qui sont appris les uns après les autres.

Puisaprès cette décomposition, il doit être entièrement recomposé sous une forme stable : ainsi la leçon apprise parcœur peut être récitée d'un seul tenant et l'on se moquerait d'une danseuse qui ne serait capable que demouvements fractionnés plutôt que d'une danse exhaustive.

On voit à l'image de la danse que la leçon apprise parcœur résulte « d'un exercice habituel du corps » ( ligne 15).

Et comme tout exercice habituel du corps « il s'estemmagasiné dans un mécanisme qu'ébranle tout entier une impulsion initiale » Qu'est-ce à dire ? La leçon apprisepar cœur comme la chorégraphie de la danseuse est comprise dans une mémoire du corps sous forme de mécanismemoteur, c'est à dire d'un mouvement involontaire et irréfléchi.

Ainsi ce mouvement involontaire est déclenché parune impulsion extérieure sans que la danseuse ou l'élève y réfléchisse vraiment : la cause de cet ébranlement quirappelle en son entier la leçon ou la chorégraphie peut être par exemple l'interrogation du professeur ou l'écoute dela musique.

Ces mouvements sont « automatiques », c'est à dire commandés par eux-mêmes et ne peuventintroduire de nouveauté : ils constituent un « système clos ».

La nouveauté dans la leçon apprise par cœur passeen effet pour un stratagème destiné à masquer le fait que je ne l'ai pas apprise.

De même, si la chorégraphie ne sesuccède pas dans le même ordre et ne dure pas le même temps que lorsqu'elle a été apprise, elle estnécessairement ratée.

Par conséquent, la caractéristique fondamentale de la leçon apprise par cœur qui larapproche de l'habitude est la répétition à l'identique sans possibilité d'invention ou de contraction dans la durée._ Par opposition, le souvenir de telle lecture particulière n'a aucun des caractères de l'habitude.

Il n'appartient doncpas à la mémoire du corps.

La reconnaissance de ce souvenir ne se fait plus par une répétition à l'identique dumouvement appris, mais par une représentation.

Une représentation procède de l'esprit par lequel il m'est possible decontracter leur durée : par exemple la représentation que j'ai de la longue durée qui m'a été nécessaire pourapprendre ma leçon par cœur peut être contractée en un instant.

Mais ce qui sépare ce type de souvenir del'habitude est la manière dont l'image s'est imprimée dans la mémoire.

La différence d'impression réside dansl'immédiateté du souvenir.

Alors que le souvenir de la leçon apprise par cœur était obtenu par une multiplicité derépétitions qui réclamait du temps, le souvenir de chacune de mes lectures s'est imprimée « du premier coup » (ligne 20)dans ma mémoire.

En effet si chaque lecture constitue un souvenir individuel, alors toutes les autres ne seconfondent pas avec lui, mais s'en différencient en constituant des souvenirs différents.

De nouveau Bergsonreprend sa comparaison du souvenir avec un événement particulier de ma biographie : pourvu d'une date, il secaractérise par l'impossibilité de se répéter.

Aussi il n'est pas enrichi par les lectures ultérieures dans la mesure où ilatteint sa perfection dès la première fois, à l'opposé de la leçon qui exige une multiplicité de répétitions.

Parconséquent, il est désormais possible d'établir, à partir de cette distinction entre deux types de souvenirs, leurhétérogénéité qualitative, c'est à dire leur différence de nature.

Conclusion : L'analyse de la situation d'apprentissage permet sous les modalités spontanée puis réflexive de distinguer deux états des souvenirs : l'un indifférencié et homogène, et l'autre individuel et hétérogène.

C'est àpartir de ces propriétés distinctes qu'on a pu avec Bergson remettre en question la prétention du langage àconfondre deux types de souvenir absolument différents.

Et cette différence de nature est prouvée par leurcomparaison analogique avec l'habitude : l'un lui ressemble par l'effort de décomposition et de recomposition qu'ilexige et sa conservation sous la forme de mécanisme moteur, l'autre en diffère par l'immédiateté de son inscriptiondans la mémoire et sa singularité comparable à un événement biographique impossible par essence à répéter puisquela vie est irréversible.

Aussi la mise en lumière de l'hétérogénéité qualitative entre ces types de souvenirs permet defonder l'existence de deux formes de mémoire correspondantes : la-mémoire habitude correspond à la leçon apprisepar cœur, elle est mémoire du corps et la mémoire-souvenir qui enregistre absolument tout ce que je vis sans que jen'y puisse rien et qui est, selon, Bergson la véritable mémoire.. »

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