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Article de presse: Le doute ?

Publié le 22/02/2012

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- Est-ce l'hiver, ou une météo grise ? Toujours est-il que le gouvernement donne, de façon diffuse, l'impression de patiner ; de moins bien embrayer sur la réalité, et surtout de manquer de perspectives ; comme s'il voulait marquer lui-même la fin d'un état providentiel, celui qui lui fut offert il y a six mois par le président de la République. En vérité, ce gouvernement est populaire : bien accueilli par les Français, il est apprécié par eux, collectivement et, pour la plupart de ses membres, individuellement. Mais il n'est pas majoritaire : les partis dits de gouvernement, PS, RPR et UDF, faut-il le rappeler, le sont à peine ensemble ; le niveau d'adhésion consenti par l'opinion à la majorité parlementaire n'est pas tel que l'on puisse parler de confiance : celle-ci reste à construire. Et tout se passe comme si l'équipe de Lionel Jospin, peut-être grisée par ses succès et sa popularité, ou trop sûre d'elle-même, commençait d'oublier cette base électorale fragile. Comme si cette équipe se laissait gagner, sans y prendre garde, par quelque chose qui ressemble à une réappropriation du pouvoir, de ses mécanismes mais aussi de ses mauvais réflexes ; aux dépens d'une attitude d'humilité et de patiente réhabilitation de la politique qui semblait devoir heureusement la guider. De ce point de vue, la journée du mardi 16 décembre constitue une illustration de ce risque : on a d'abord entendu Jean-Pierre Chevènement admonester les préfets pour qu'ils obtiennent un meilleur taux de reconduite aux frontières, donnant ainsi une interprétation de son propre texte sur l'immigration que n'aurait pas reniée Jean-Louis Debré ; puis le premier ministre et le ministre de la défense couvrir un chef de l'Etat réfractaire à tout geste de bonne volonté à l'égard du Tribunal pénal international chargé de poursuivre et de juger les criminels de guerre en ex-Yougoslavie ; enfin, le PS lui-même monter maladroitement en défense de son ancien trésorier dont la condamnation, ès qualités, venait d'être confirmée par la plus haute juridiction du pays. Trois attitudes figées qui ressemblent à celles d'un pouvoir raide, pour ne pas dire droit dans ses certitudes, et peu conformes à l'idée que l'on voudrait continuer de se faire de lui : humaine, ouverte, modeste, privilégiant le dialogue. Au départ, et sans oublier que la dissolution avait pour but de le prendre de vitesse donc à court de programme , Lionel Jospin avait annoncé qu'il serait grosso modo plus réaliste que ne l'est la gauche sur les questions de société, notamment celles touchant à la sécurité, mais aussi plus audacieux dans la gestion économique et sociale, au bénéfice de l'emploi, contre l'orthodoxie. Aujourd'hui, le réalisme est au rendez-vous, tandis que l'audace se fait attendre. Sur les deux sujets voisins de la nationalité et de l'immigration, Lionel Jospin avait promis d'agir rapidement afin d'en finir avec ce que Jean-Pierre Chevènement a appelé un " débat pourri " par l'extrême droite. Mais on ne peut sortir d'un débat qu'en le tranchant, ce que le gouvernement a voulu éviter de faire. Pour la bonne cause, puisqu'il recherchait un consensus républicain. Mais cette question a été promptement transformée par l'opposition en occasion de se réveiller et de se... droitiser, voire, comme dans le cas de François Bayrou, de s'extrémiser. Résultat : sur la nationalité, Elisabeth Guigou n'a été autorisée qu'à rétablir partiellement la législation abandonnée par la droite en 1993, alors qu'il eût été possible de rendre aux parents étrangers la possibilité de choisir que leurs enfants nés en France soient français dès leur naissance. Cette faculté a été historiquement l'un des principaux instruments d'intégration des immigrés depuis le début du siècle, beaucoup de parents étrangers souhaitant que leurs enfants soient, eux, citoyens de leur lieu de naissance et de culture. Sur l'immigration, surtout, dont le retour incessant sur l'établi gouvernemental et parlementaire n'a pas d'autre cause que la pression exercée sur les esprits par le Front national, le gouvernement a manqué l'occasion de donner un véritable coup d'arrêt au chantage pratiqué par Jean-Marie Le Pen et auquel trop d'élus de droite sont tentés de céder. Plus qu'un " équilibre " , c'était une rupture qu'il fallait rechercher : rompre avec la vision de l'immigré ennemi et considérer les étrangers installés en France, et même ceux qui aspirent à y entrer, non pas comme des voleurs d'espace et d'identité, mais comme des hommes et des femmes en quête du simple droit de vivre dignement. Cette rupture-là, à laquelle une partie de la société aspire, lasse du lancinant retour de la xénophobie française dont le procès Papon rappelle à quoi elle mena , Lionel Jospin ne l'a pas tentée. A l'heure de la mondialisation, la maîtrise des flux migratoires est certes nécessaire, et nul ne peut contester au gouvernement le droit de la rechercher. Mais entretenir l'illusion qu'elle doit s'opérer par l'élévation de barrières, c'est risquer de décevoir une fois encore les Français en difficulté, qui mettent leur malheur au compte du voisin étranger, et de les pousser une fois encore dans les bras de ceux qui ont un discours et un bulletin de vote tout prêts pour conforter ces ressentiments-là. Quant à l'emploi et à la politique économique, Lionel Jospin est passé de la promesse d'une relance à celle d'un accompagnement de la croissance, pour se contenter finalement d'une reprise déjà engagée et, il est vrai, soutenue. Sans doute les emplois-jeunes ont-ils été lancés et, au chapitre de l'invention du possible, sont-ils à mettre au crédit de ce gouvernement qui, après tant d'années de fatalisme et de résignation, démontre que, non, " tout " n'a pas été tenté contre le chômage. Mais, hormis à l'Education nationale, ils sont lents à se mettre en place et ne provoqueront sans doute pas l'effet-masse qu'on pouvait en attendre. Sur le dossier prioritaire des 35 heures, passée la satisfaction politique du message positif adressé aux salariés, contre les patrons, grâce à Jean Gandois et aux déclarations caricaturales de son successeur à la tête du patronat, le risque est bien de voir cette mesure perçue et acceptée seulement comme un avantage supplémentaire, sans que soit levée l'inquiétude qu'elle fait naître quant à son impact réel sur l'emploi. Que le gouvernement l'admette ou non, le sommet du 10 octobre apparaît, avec le recul, comme un échec : l'idée de départ était de conclure un pacte national, sur le modèle hollandais. Or celui-ci ne sera pas négocié, et la surenchère guette ; avec le risque de transformer ce qui devait être un progrès social en régression économique. Reste la fiscalité. Le programme du PS évoquait un allégement de la TVA " sur les produits de première nécessité " et un relèvement du " barème de l'impôt de solidarité sur la fortune " . Dans la précipitation des législatives, tout le monde avait décodé le message : alléger la fiscalité sur les revenus du travail et alourdir la fiscalité sur le capital et le patrimoine. Or la baisse de la TVA s'est avérée quasi-impossible à mettre en oeuvre, pour des raisons européennes ; et il est à craindre que le temps de la réflexion que s'est donné le gouvernement avant toute réforme de la fiscalité du patrimoine ne soit un stratagème pour ne rien faire... Curieusement, après la réforme très positive et désormais consensuelle de la CSG, le gouvernement a paru en panne de projet, retombant dans une sorte de " realpolitik " l'exposant, comme on le voit en matière audiovisuelle, aux sollicitations de tous les lobbies. Si bien que l'on vient à chercher la cohérence de son action : pourquoi les revenus des classes moyennes supérieures, relais d'opinion et premier électorat du PS, sont-ils mis à contribution via l'alourdissement de l'impôt sur le revenu ou les réformes de l'AGED et des " allocs" ? Pourquoi les très hauts revenus investis en assurance-vie restent-ils totalement détaxés ? Bref, on taxe les millionnaires, pas les milliardaires, le travail, et peu le capital... Mais le commencement du doute n'est pas la déception. Il est aussi des secteurs où l'équipe de Lionel Jospin surprend de façon heureuse et inattendue. Tel est le cas de la justice, par exemple, dont la ministre semble déterminée à rompre avec des pratiques marquées par la soumission et le conservatisme qui n'ont cessé d'accentuer le discrédit du politique. Hélas, dans le même mouvement, il en est d'autres où la même équipe prend le risque de ruiner sa pédagogie du dialogue. Tel est, à l'évidence, le cas de l'Education nationale, dont l'omniprésent ministre assène ses idées, qui ne sont pas mauvaises, sur le ton du savant qui " sait " , par définition, et choisit pour cible privilégiée les enseignants, alors même que leur adhésion et leur mobilisation lui seront nécessaires. Six mois, ce n'est après tout qu'un galop d'essai. Le doute, formulé ici sous le mode interrogatif, peut aussi bien se dissiper ou s'accentuer. Même si le président de la République s'apprête, dans quelques mois, à retrouver son pouvoir de dissoudre, il faut espérer qu'il aura la sagesse de laisser à ce gouvernement le temps de poursuivre sa route. A charge pour ce dernier de parvenir à sortir le pays de la croyance dans laquelle il est enfermé, selon laquelle demain sera pire qu'aujourd'hui. La croissance revenant, c'est évidemment sur le front de l'emploi que la partie se joue à terme. Mais, dans l'immédiat, c'est aussi affaire de symbole et de mouvement, d'invention et de hardiesse. " L'immobilité n'est pas une perspective " , écrivait Lionel Jospin en 1991 dans son livre-programme, L'invention du possible. Soulignant la nécessité de redonner confiance dans l'efficacité de l'action politique, il y redoutait ce moment où " la perspective paraît manquer, [où] le champ de vision tourne court et s'interrompt " . " L'audace seule permet l'invention de l'avenir " , concluait-il. Il avait raison, et c'est cette audace qu'attend, aujourd'hui encore, le pays. JEAN-MARIE COLOMBANI Le Monde du 22 décembre 1997

« attendre. Sur le dossier prioritaire des 35 heures, passée la satisfaction politique du message positif adressé aux salariés, contre lespatrons, grâce à Jean Gandois et aux déclarations caricaturales de son successeur à la tête du patronat, le risque est bien de voircette mesure perçue et acceptée seulement comme un avantage supplémentaire, sans que soit levée l'inquiétude qu'elle fait naîtrequant à son impact réel sur l'emploi.

Que le gouvernement l'admette ou non, le sommet du 10 octobre apparaît, avec le recul,comme un échec : l'idée de départ était de conclure un pacte national, sur le modèle hollandais.

Or celui-ci ne sera pas négocié,et la surenchère guette ; avec le risque de transformer ce qui devait être un progrès social en régression économique. Reste la fiscalité.

Le programme du PS évoquait un allégement de la TVA " sur les produits de première nécessité " et unrelèvement du " barème de l'impôt de solidarité sur la fortune " .

Dans la précipitation des législatives, tout le monde avait décodéle message : alléger la fiscalité sur les revenus du travail et alourdir la fiscalité sur le capital et le patrimoine.

Or la baisse de laTVA s'est avérée quasi-impossible à mettre en oeuvre, pour des raisons européennes ; et il est à craindre que le temps de laréflexion que s'est donné le gouvernement avant toute réforme de la fiscalité du patrimoine ne soit un stratagème pour ne rienfaire...

Curieusement, après la réforme très positive et désormais consensuelle de la CSG, le gouvernement a paru en panne deprojet, retombant dans une sorte de " realpolitik " l'exposant, comme on le voit en matière audiovisuelle, aux sollicitations de tousles lobbies. Si bien que l'on vient à chercher la cohérence de son action : pourquoi les revenus des classes moyennes supérieures, relaisd'opinion et premier électorat du PS, sont-ils mis à contribution via l'alourdissement de l'impôt sur le revenu ou les réformes del'AGED et des " allocs" ? Pourquoi les très hauts revenus investis en assurance-vie restent-ils totalement détaxés ? Bref, on taxeles millionnaires, pas les milliardaires, le travail, et peu le capital... Mais le commencement du doute n'est pas la déception.

Il est aussi des secteurs où l'équipe de Lionel Jospin surprend de façonheureuse et inattendue.

Tel est le cas de la justice, par exemple, dont la ministre semble déterminée à rompre avec des pratiquesmarquées par la soumission et le conservatisme qui n'ont cessé d'accentuer le discrédit du politique.

Hélas, dans le mêmemouvement, il en est d'autres où la même équipe prend le risque de ruiner sa pédagogie du dialogue.

Tel est, à l'évidence, le casde l'Education nationale, dont l'omniprésent ministre assène ses idées, qui ne sont pas mauvaises, sur le ton du savant qui " sait " ,par définition, et choisit pour cible privilégiée les enseignants, alors même que leur adhésion et leur mobilisation lui serontnécessaires. Six mois, ce n'est après tout qu'un galop d'essai.

Le doute, formulé ici sous le mode interrogatif, peut aussi bien se dissiper ous'accentuer.

Même si le président de la République s'apprête, dans quelques mois, à retrouver son pouvoir de dissoudre, il fautespérer qu'il aura la sagesse de laisser à ce gouvernement le temps de poursuivre sa route.

A charge pour ce dernier de parvenirà sortir le pays de la croyance dans laquelle il est enfermé, selon laquelle demain sera pire qu'aujourd'hui.

La croissance revenant,c'est évidemment sur le front de l'emploi que la partie se joue à terme.

Mais, dans l'immédiat, c'est aussi affaire de symbole et demouvement, d'invention et de hardiesse.

" L'immobilité n'est pas une perspective " , écrivait Lionel Jospin en 1991 dans son livre-programme, L'invention du possible.

Soulignant la nécessité de redonner confiance dans l'efficacité de l'action politique, il yredoutait ce moment où " la perspective paraît manquer, [où] le champ de vision tourne court et s'interrompt " . " L'audace seule permet l'invention de l'avenir " , concluait-il.

Il avait raison, et c'est cette audace qu'attend, aujourd'hui encore,le pays. JEAN-MARIE COLOMBANILe Monde du 22 décembre 1997. »

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