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Alexis de TOCQUEVILLE: despotisme et démocratie

Publié le 24/03/2005

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Je pense que l'espèce d'oppression dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera à rien de ce qui l'a précédée dans le monde ; nos contemporains ne sauraient en trouver l'image dans leurs souvenirs. Je cherche en vain en moi-même une expression qui reproduise exactement l'idée que je m'en forme et la renferme ; les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent point. La chose est nouvelle, il faut donc tâcher de la définir, puisque je ne peux la nommer. Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux et ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et, s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie. Au-dessus d'eux s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril ; mais il ne cherche, au contraire qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre? Alexis de TOCQUEVILLE

La création d'une nouvelle société en Amérique au milieu du siècle constitue un terrain d'observation privilégié des mutations politiques en Occident. Les deux fondements idéologiques de la Révolution française, l'égalité et la liberté, y apparaissent dans un rapport qui semble conflictuel : une certaine forme d'égalité nuit à la liberté politique.

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« Pour Tocqueville, le fait majeur qui commande l'évolution actuelle et future des sociétés est le processusdémocratique : chaque citoyen n'est plus hiérarchiquement situé entre un supérieur et un inférieur mais n'existequ'en lui-même, est égalitairement placé à côté de ses concitoyens, semblables à lui, et qu'il ne voit pas.Aussi, au-dessus de cette masse d'hommes égaux et indifférents, et qui ne recherchent que des plaisirs médiocres,le pouvoir étend sa puissance immense et souvent bienveillante, prenant en main à lui seul l'organi¬sation de lasociété tout entière et de chaque citoyen en particulier, du berceau au tombeau.Ce pouvoir maintient pour ainsi dire, par une douce tyrannie, chacun en enfance puisqu'il rend superflus les actes delibre-arbitre et de volonté caractéristiques du stade adulte, en établissant un réseau infini de règles de détail quienvisagent tous les problèmes et réduisent à la norme tout ce qui tenterait d'y échapper.

Mais les hommes de cessociétés n'essayent même pas de le faire, car l'égalité les a préparés à n'être qu'un troupeau docile qui obéitsagement au bon berger qui les conduit et ne veut d'ailleurs que leur bien. L'observation de tendances dominantes de la vie politique américaine naissante conduit à un paradoxe : ladémocratie n'est pas, par elle-même, l'opposé de l'oppression.

Il y aurait une certaine naïveté à accorder un créditabsolu à la société démocratique, croyant que, tant qu'elle existe, tout risque d'atteinte aux libertés est écarté.

Cetoptimisme repose sur l'illusion qui consiste à croire que l'oppression suppose nécessairement un oppresseur et quel'absence de rébellion est toujours un consentement lucide et responsable.La vigilance demande une analyse plus rigoureuse.

Les modèles classiques de la tyrannie et du despotisme nepermettent pas d'épuiser la compréhension de toutes les formes d'atteintes aux libertés.Ce n'est plus par un excès d'inégalité que sont menacés les hommes de la modernité, le règne du despote sur unpeuple d'esclaves est dépassé : l'heure est à l'égalité.

L'égalité de nature proclamée par le christianisme — tous leshommes sont créés à l'image de Dieu — a été relayée par l'égalité de droit du siècle des Lumières — tous lescitoyens ont les mêmes droits et les mêmes devoirs.

L'histoire semble s'orienter désormais vers une troisième figurede l'égalité : l'égalité de fait.

Les hommes « semblables et égaux » ne se distinguent plus par leurs aptitudes ou leursressources : ils n'ont donc plus rien à attendre les uns des autres.

L'égalité entraîne ainsi paradoxalement ladissolution du lien social parce qu'elle anéantit la complémentarité et renvoie chacun à lui-même.

Les individus n'ontplus le sentiment de participer à un dessein collectif.

Ils n'ont plus de « patrie » : ils ne se saisissent plus commecitoyens, ne sont pas liés par une histoire commune.

La consommation leur tient lieu d'idéal politique.

Leur seulepréoccupation est d'accroître leur bien-être sans conflit.

Pour cela, chacun a intérêt à ce que tous profitent desmêmes biens que lui-même, mais aucun n'est plus en mesure de se mettre au service d'un dessein commun.Ainsi, par un accord implicite, tous abandonnent leur liberté politique à un pouvoir organisateur, prestataire deservices à chacun.

Le pouvoir mis en place de la sorte a une capacité à modeler les actions collectives sans user dela force : il a ce privilège de prendre en charge les comportements sans rencontrer de résistance parce que chacunse complaît dans la dépendance.

Il n'use pas non plus du discours : il n'a plus besoin de convaincre puisquepersonne ne perd de temps dans les débats d'idées; il est acquis pour tous que le pouvoir doit gérer la vie de lasociété pour permettre l'égalité de jouissance.

Ce pouvoir protecteur est « a-politique » : au-dessus de toutsoupçon, il ne gouverne pas en vue d'une fin collective dont on pourrait débattre, il se contente de pourvoirefficacement aux besoins.

Il est par conséquent inattaquable : ses buts sont partagés par tous — qui ne veut quel'on facilite ses plaisirs? —, il ne se réfère à aucune idéologie.Cette neutralité et cette « douceur » sont cependant le moyen d'une forme de violence très réelle.

Sans éclat, cepouvoir s'oppose à l'autonomie au moins possible de chacun : la dépendance qu'il instaure n'est pas médiatrice ; elleest à elle-même sa propre fin ; elle ne conduit vers aucune liberté à venir.

Tout au contraire, elle ôte même lesmoyens de s'opposer : le pouvoir n'est pas reconnu comme tel par les individus qui forment des mondes clos; nonidentifié, il ne peut être ni légitimé ni contesté.La mort du politique, la mort des idéologies, l'individualisme qui en est la source seraient donc les vraies menacescontre la liberté.. »

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